« Je ne vois pas pourquoi tu veux que je vous accompagne à cette soirée de la Saint Valentin... J'ai pas de mecs et... enfin j'vais pas aller avec vous à une soirée de la saint valentin quoi ! »  Geoffrey me regarde d'un œil amusé mais il ne dit rien pour autant. J'imagine qu'il est d'accord avec moi ! Je ne vais quand même pas aller avec lui et sa fiancé à cette soirée ? C'est un peu débile, en plus, je vais me retrouver seule au bout d'un moment. Ils me feront faux-bonds, je le sens ! Angie, elle, ne veut pas lâcher l'affaire. Elle lâche un soupire et s'enfonce un peu plus dans sa chaise, la main posée sur le café que le serveur vient de lui apporter. « Mais si, je suis sûre que ça va être super sympa ! Et t'es ma demoiselle d'honneur, je te veux sur les photos. Notre photographe est trop canon en plus. » « Hey ! » s'exclame Geoffrey ce qui me fait lâcher un rire. « Oh ça va chéri, aide moi à la convaincre toi aussi ! » Angie lui adresse un sourire suppliant puis reporte son regard vers moi. J'ai croisé les bras sur ma poitrine, peu convaincue par ses arguments. Je ne le sais pas pourquoi, je le sens mal. « Mais Angie, je n'ai pas d'homme avec qui y aller. Je vais être ridicule ! »  Mon amie lâche de nouveau un soupire, semblant excédée par mon manque de discernement. Visiblement, je ne comprends rien. « Si, tu as notre photographe. Il est beau, et célibataire. Et bourré de talent.  S'il faut c'est l'homme de ta vie. Tu vas pas attendre d'être à notre mariage pour faire sa connaissance, non ? » Je ne réponds pas tout de suite, cogitant quelques secondes. Depuis quelques années, je suis assez fâchée avec les photographes beaux et bourrés de talent. J'aime pas trop ce genre de mec... « S'il te plaît. » Elle papillonne des yeux pour m'amadouer et je fini par hausser les épaules. « Ok, mais dès que j'en ai marre je m'en vais. »  Son sourire refait surface. Elle a eu raison de moi.


J'ai essayé de faire un effort, j'ai mis une petite robe noire et un trait eye-liner sur mes yeux. J'ai même relevé mes cheveux en un petit chignon et j'ai mis des talons à mes pieds. Je n'ai pas spécialement envie d'aller à cette soirée, je sais déjà qu'elle va être d'une longueur insoutenable. Voir des gens amoureux et niais à chaque coin de la salle... ce n'est pas forcément ce dont j'ai envie, et encore moins ce dont j'ai besoin. Mais Angie a réussi à me faire promettre d'y aller. Et je suis du genre à tenir mes promesses. Serrant ma petite pochette contre moi, j'entre dans le hall de l'hôtel, joliment décoré pour l'occasion. Beaucoup de rouge et de paillettes, mais ça reste simple et harmonieux. Je dépose mon manteau à l'entrée et reçoit un petit ticket avec un numéro. Je le range en sûreté dans ma pochette ; je pense en avoir besoin plus tôt que prévu. « Leah ! Je savais que tu viendrais ! » Angie me fonce dessus et me décoche un baiser sur la joue. « T'es ravissante ! Jeremiah va craquer, c'est obligé. » Le sourire qui était apparu quelques secondes plus tôt sur mon visage se crispe. Jeremiah ? C'est une blague ? « C'est qui Jeremiah ? »  Je pose la question, connaissant pertinemment la réponse. « Bah, notre photographe ! Tiens ! Le voilà! » s'exclame-t-elle en faisant un signe de la main à quelqu'un se trouvant derrière moi. Je ne me retourne pas, sentant d'ores et déjà mes pieds se liquéfier.

Le quatorze février. La dernière fois que j’ai donné de l’importance à cette fête commerciale, c’est lorsque Leah était encore dans cet appartement. Elle avait fait exactement la même chose que ce que je suis en train de faire maintenant : se tenir devant le miroir, à observer son visage, vérifier que son maquillage tenait bien, ajuster les derniers petits détails pour être parfaite, avant de se tourner vers moi et de se ruer sur mon bras. La surprise de me voir bien présent était là et ça l’enthousiasmait vraiment. Son sourire commençait à perdre de la valeur lorsqu’il a fallu qu’elle m’attende plus de dix minutes dans les toilettes, pour tenter de discuter avec mon alter-ego afin de le dissuader de se montrer pour aller voler un poisson dans l’assiette d’un autre. Contre toute attente, la soirée s’est bien terminée. Et aujourd’hui, me voilà de nouveau prêt à fêter dignement la Saint-Valentin. Non pas au bras d’une jeune femme, mais pour mon boulot. C’est bien la première fois qu’une cliente exige que je sois présent lors de cette soirée qui, en fait, est la dernière qu’il passe en tant que fiancés. Demain, ils se donneront les alliances et plutôt que de stresser séparément, de se coucher tôt, ils ont décidé d’y aller autrement. Je ne serai donc présent que pour faire les photographies, principalement, peut-être bien discuter des dernières précisions que je peux leur apporter.

Réajustant mon col, j’hésite à boutonner le dernier bouton de ma chemise, ou à le défaire. J’opte pour la deuxième solution lorsque je sens que j’étouffe, mais laisse la cravate noir sur la chemise bordeaux. La couleur de mon pantalon s’accorde à la cravate. J’enfile mon manteau, attrape mon sac où est soigneusement rangé mon appareil photo et prends la direction du Fairmont Château Laurier. Cet endroit si luxueux dans lequel j’ai mis les pieds plusieurs fois, dans un but professionnel, toujours. A l’entrée, je lâche un souffle, espérant intérieurement que l’ours qui sommeille en moi ne fasse pas de dégâts ce soir et j’entre enfin, déposant mon manteau au vestiaire, sans pour autant lâcher mon sac qui m’est si important et qu’il ne me viendrait même pas à l’esprit de laisser entre les mains d’un inconnu. Le ticket en poche, je me tourne enfin vers la grande salle, où j’aperçois Angie et son mari près d’une table. Il n’est pas difficile de les trouver, la future mariée me fait un signe de la main. Je m’avance, remarquant la présence d’une tierce personne. Une femme, aux cheveux relevés sur la tête, toute petite, avec des oreilles fines… Avec une robe noire qui dévoile ses jambes. Cette silhouette est loin de m’être inconnue, cette façon de se tenir non plus, mais avant de m’y attarder plus longuement, Angie pose sa main sur mon bras. « Merci d’être venu. Nous tenions à ces photos, c’était important. » « Oui, je comprends. Aucun problème. Bonsoir. » dis-je, à l’adresse de son mari qui me salue d’un signe de tête. J’étais disponible, ce n’est pas le plus dérangeant. En foule, j’ai toujours des difficultés à être à l’aise, à cause de mon autre. « Voici notre demoiselle d’honneur. Elle fait la timide, comme ça, mais nous souhaitons absolument qu’elle soit sur les photos. C’est comme si elle faisait partie de la famille. Leah ? » Mon cœur rate un battement à la prononciation de ce prénom, alors que mes yeux s’attardent plus longuement sur sa silhouette, sur son dos. Leah. D’un coup, je me sens encore moins à l’aise et bien que le prénom bouton soit défait, le deuxième qui ne l’est pas, me donne l’impression d’étouffer. Je réajuste mon col, ayant envie de desserrer ma cravate, la retirer même. « Bonsoir. » J’avais longtemps imaginé quelle serait ma réaction si je la revoyais, ou comment je pourrais l’aborder. J’étais loin de penser qu’on allait me la présenter. La savoir si proche de moi, si loin en même temps… En deux ans sans elle, je n’ai toujours pas réussi à passer à autre chose. Je ne le souhaite pas. Et lorsqu’elle se retourne, forcée par son amie, que je croise enfin son regard… J’en arrive à détester encore plus mon alter-ego pour être le responsable de notre séparation, à me détester moi, pour être ce que je suis. Quelqu’un qui est différent de l’humanité qu’elle dégage. Je suis dépité. « Leah. » dis-je, agité intérieurement, le cœur lourd, la sensation d’être oppressé.

Un photographe beau et talentueux. Je suis idiote ! Pourquoi je n'ai pas pensé à lui avant d'être mise devant le fait accompli ! Pourquoi n'aies-je pas demandé à Angie le nom de son photographe ? Pourquoi ? Pourquoi ? Je n'ose même plus bouger, je tente, en vain, de contrôler ma respiration qui, tout d'un coup, s'est emballée. Jeremiah. Il est là. Je n'ai pas encore vu son visage, mais je doute qu'il y ait beaucoup de Jeremiah, photographe, dans les environs. Je suis certaine que c'est lui. Le sort me joue un mauvais tour. J'avais un mauvais pressentiment en me rendant à cette soirée, j'aurai du écouter mon instinct et ne pas me pointer. Ma soirée aurait été tellement plus agréable sur mon canapé, au chaud sous un énorme plaid, à manger de la glace. Le cliché de la célibataire qui s'assume... Ou pas. Parce que soudain, être ici, je ne l'assume pas du tout. Je sens l'homme s'approcher mais je ne me retourne toujours pas, j'essaie de capter le regard de Geoffrey, qu'il comprennent mon malaise, qu'il me sorte de là, qu'il fasse quelque chose. Mais non, il n'a d'yeux que pour sa fiancée qui s'adresse désormais au photographe, arrivé à notre hauteur. Et qui se met à parler. Il n'y a plus de doute, c'est bien Jeremiah, mon Jeremiah qui est là. Deux ans sans le voir ni l'entendre, mais je peux reconnaître sa voix parmi des milliers. J'ai envie de fuir le plus loin possible. J'en viens à me dire que la foule qui se trouve dans la salle ne peut m'être que bénéfique : je pourrais très bien me cacher derrière quelqu'un et sortir d'ici sans qu'on ne le remarque. Il s'adresse à moi et sa voix me ramène à la dure réalité. Je suis piégée. Voilà le sentiment que j'ai : avoir été prise au piège, même si je sais très bien qu'Angie ne se doute pas que cette situation est... difficile. Mon cœur s'emballe alors qu'Angie pose sa main sur mon épaule, m'obligeant presque à me retourner pour faire face au jeune homme. A contre cœur, je me tourne donc, tentant au possible de ne pas poser mon regard sur lui. Mais je ne  peux m'y résoudre et plante mon regard dans le sien. « Bonsoir. » « Angie, je te présente... » Mais je la coupe rapidement : ceci est ridicule. « Je t'en prie Angie, inutile de faire les présentations. Jeremiah et moi, nous nous connaissons déjà. »  La voix de mon amie se coupe et je tourne finalement mes yeux vers elle, lui adresser un mince sourire. Très mince et très nerveux « Ah ? »  Je hoche la tête sans en ajouter plus et elle semble comprendre à peu près ce qu'il se trame, et lâche finalement un « Oh. » Son regard passe de Jeremiah à moi, puis revient sur lui. Elle semble désormais tout aussi mal à l'aise que moi. Que nous. Parce qu'à moins que je me trompe, Jer n'a pas l'air non plus dans son assiette. « On va se chercher à boire. » lance Geoffrey en attrapant la main d'Angie et l’entraînant au loin. Génial. Je suis seule avec Jeremiah. Génial. Vraiment génial. Je cherche une excuse rapide pour me défiler au plus vite mais mon esprit tourne au ralenti et je sais très bien pourquoi. Sa présence me perturbe autant qu'elle m'agace. Deux ans sans le voir, et la totalité de mes sentiments me submergent de nouveau, à commencer par ma colère. Mais je me contient un peu, même si c'est difficile. « Angie ne m'avait pas dit … Que tu étais son photographe.» Et si je l'avais su, c'est certain que je ne serai pas venue ! Un serveur passe juste à côté de nous, portant des coupes de champagne sur son plateau. Il s'arrête à notre hauteur et j'attrape rapidement une coupe. Boire me fera du bien, sans doute. « Bonne soirée les tourtereaux ! » s'exclame-t-il alors qu'il reprend sa route. Je le fusille du regard. Il se prend pour qui lui ? Les tourtereaux ? Non mais !  « Écoute, on a qu'à faire comme si tout allait bien, pour Angie et Geoffrey. Quand le mariage sera fini on pourra reprendre chacun notre vie comme si on ne s'était jamais revus. Ok ? » Je ne veux pas faire de scandale au mariage de ma meilleure amie. Je veux que tout se passe comme elle l'a prévu. Pas de vagues..

Le ton est donné. Les choses sont dites. Inutile de passer par quatre chemins pour explique que nous ne sommes pas des inconnus. Le malaise présent, Geoffrey décide qu’il est peut-être temps de s’absenter, le temps que l’on puisse remettre certaines choses en ordre avant que la soirée ne parte en vrille. Je m’en voudrais que ce soit le cas, alors qu’elle ne nous appartient pas. Je les suis du regard, avant de baisser mes yeux sur ce petit bout de femme qui semble si forte face à moi. Ca n’a absolument rien à voir avec le dernier regard que j’ai croisé, lors de notre rupture. Je ne sais pas si c’est une image qu’elle se donne, ou si c’est tout simplement dû à la colère et à la rancune… Peut-être un peu des deux. Mes yeux profitent de sa présence pour la détailler de haut en bas. Dans cette petite robe noire, elle me déstabilise. S’il y a bien une chose qui n’a pas changé, c’est l’effet qu’elle a sur moi, même après deux ans sans se parler. Et la petite cicatrice présente sur son cou me rappelle à quel point c’était la meilleure chose à faire que de la laisser prendre son envol. Elle me rappelle que je peux être dangereux pour elle. « Je me doute. Sinon, tu n’aurais pas été présente. » Une part de moi espère que je me trompe et qu’elle serait venue quand même… Quand l’autre me souffle tout bas qu’avoir tort peut être bénéfique. C’est que le « nous » que nous avons été a tellement compté, qu’être en ma présence est encore douloureux. Je ne souhaite pas son malheur… Mais je crois que je cherche de quoi me raccrocher.

J’attrape une coupe de champagne au passage furtif du serveur qui se permet une remarque un peu malvenue, même si l’endroit n’aide pas à ce qu’il devine que nous ne formons plus rien à présent. Notre relation s’est arrêtée, pas par manque d’amour, mais parce que j’étais trop instable. Elle me déteste, je le sens dans le ton de sa voix, dans son regard… « Tu me détestes à ce point ? Ley. Leah. » Je me reprends aussitôt, me pinçant les lèvres. Ce surnom, je ne l’ai pas prononcé depuis tellement longtemps… Et j’ai l’impression de ne plus pouvoir le souffler à présent qu’elle ne m’appartient plus. « Comment tu vas ? » Impossible de faire comme si on ne s’était pas revus, comme si cette soirée n’avait pas existé. Je ne suis pas dans sa situation, à détester l’autre. Leah ne m’a jamais rien fait, elle a été plus patiente que n’importe quelle humaine l’aurait été. Parfois, en repensant aux nombreuses fois où je lui ai posé un lapin, j’arrive encore à être surpris de sa ténacité. Elle avait envie d’y croire malgré tout et mes vingt-cinq ans approchant, je pensais qu’il était encore possible de recoller un peu les morceaux… Jusqu’à ce que je me rende compte que je ne fusionnerai pas encore avec mon totem. Et ça dure encore. « Tu peux au moins répondre à cette question, ça te coûte rien. » ajouté-je, pour la brusquer un peu. Nous sommes là, en face et nous allons devoir passer une bonne partie de la soirée ensemble, ce serait bête de s’ignorer. A moins qu’elle décide de s’échapper en cours de route.

« Voilà, c'est ça. » C'est clair et net que si j'avais compris avant d'être là, que c'était lui son photographe du mariage, je n'aurai jamais mis les pieds à cette stupide soirée. Et j'aurai travaillé Angie au corps pour qu'elle change son photographe pour le mariage ! Maintenant, il est un peu trop tard pour tout ça, et c'est bien regrettable. La question qui me brûle les lèvres c'est de savoir si lui, il serait venu ici sachant que je suis la demoiselle d'honneur d'Angie ? Aurait-il eu envie de... me revoir ? Ou aurait-il dit tout simplement qu'il n'était pas disponible pour ce soir. Ni même pour le mariage ? Comment aurait-il réagit s'il avait été mis au courant ? Que ce serait-il dit ? Non, en fait, je me fiche de ce qu'il aurait pu pensé. J'en ai rien à ciré, je ne vois même pas pourquoi je pense à ça. Cela n'a aucune importance pour moi. Jeremiah n'a aucune importance pour moi. « Pourquoi, toi tu serai quand même venu en sachant que j'étais ici ? » La question m'échappe sans que je ne m'y attende et je me mords aussitôt l’intérieur de la bouche. Quelle idiote ! J'ai pourtant dit que ça ne m'importait pas ! « Oublie ma question, je me fiche de la réponse. » Ou bien j'ai trop peur de l'entendre, trop peur qu'elle me soit douloureuse. Parce qu'elle que soit sa réponse, je sais que je ne vais pas l'apprécier : si oui, je vais encore plus lui en vouloir d'avoir possiblement eu envie de me revoir. Si non, je serai vexée. Horriblement vexée et c'est certain que les larmes me monteront aux yeux. Bref, non, je ne veux pas savoir.

J'avale une grande gorgée de champagne, à une telle vitesse que je n'ai même pas le temps d'en apprécier le goût, et il ne me reste que l'amertume en bouche. « Oui. » lâche-je du tac au tac avant de soupirer. Ley... c'est le seul à m’appeler comme ça. J'envoie paître les autres personnes qui tentent ce surnom, mais venant de lui, je me radoucie un petit peu. « Non. Je ne sais pas. » Merde, voilà que je commence à dire n'importe quoi. « La question n'est pas là je crois. » Je ne le déteste pas vraiment. Mais je lui en veux toujours. Énormément. Et je ne suis pas certaine de parvenir à passer outre ce qu'il m'a fait. Je le fixe, silencieuse. Je pourrais avoir envie de lui dire tellement de chose. Mais c'est terminé tout ça. Lui. Moi. Nous. Cela n'existe plus. J'arque un sourcil en entendant sa question. Pourquoi veut-il savoir comment je vais ? Qu'est-ce que ça peut bien lui faire ? Et qu'est-ce qu'il va faire si je lui réponds que je vais hyper mal, hyper triste, en pleine dépression ? Hein ? J'aimerai bien savoir tiens. Ma réponse se faisant attendre, il insiste. Je fini par soupirer. « Je vais bien. Très bien. » lâche-je froidement. Je ne lui retourne pas la question. Non pas que sa réponse m'importe guère, mais j'ai du mal à faire semblant, à faire comme si cette discussion n'est qu'une discussion banale entre deux vieux... amis. « Et si, tout ça me coûte tu vois. » Je fais mine de regarder autour de moi, cherchant quelqu'un dans la salle. Quelqu'un que je ne trouve pas, à mon grand soulagement. « Siam n'est pas avec toi ? Ça aurait été sympa de la revoir. De vous revoir. Ensemble. » Je porte mon verre à mes lèvres et le fini d'un trait avant de le reposer sur un plateau qui passe juste à côté de nous. Revoir Jeremiah me rend folle, mais évoquer Siam encore plus. Si je la croise, je lui arrache les yeux. Et les cheveux..

La réponse ne me surprend pas, mais la question, elle, oui. Je m’apprête à y répondre, n’ayant nullement besoin d’y réfléchir : bien sûr que je serais venu. Un peu plus préparé, sans aucun doute, avec la sensation d’être moins oppressé, en sachant à peu près quoi dire, au lieu de bafouiller comme un crétin ou de garder le silence, mais je serais venu, tout en ayant la certitude qu’elle ne serait pas là. Mais alors que j’entrouvre la bouche, je la referme presque aussitôt. Au fond d’elle, je me demande si elle ne souhaite tout de même pas entendre ce que j’ai à dire, mais puisque Leah ne veut pas, elle n’aura pas. « J’étais à deux doigts de cracher le morceau, mais très bien, puisque ça ne t’intéresse pas. » Ca ne lui est pas égal. Si c’était le cas, elle n’en aurait tout simplement rien eu à faire de ma réponse, peut-être même que ça aurait la preuve qu’elle soit réellement passée à autre chose. Est-elle passée à autre chose ? Le doute, je l’ai continuellement. Leah est une belle femme sur qui les hommes se retournaient lorsque nous étions ensemble, mais ils avaient tendance à tourner la tête dès qu’ils prenaient conscience de ma taille de géant. Aujourd’hui qu’elle est célibataire, ou en couple ? Aucune idée, mais ça me tue encore plus de me dire que quelqu’un l’attend chez elle, en l’ayant juste en face de moi. Ma jalousie ne s’est toujours pas atténuée, elle n’a fait que s’amplifier. Je n’ai juste plus aucun droit de le montrer.

D’abord un oui, puis un non… Si elle ne me déteste pas, je suis certain maintenant que la rancœur est toujours là et je le comprends. On ne peut pas dire que j’ai été le meilleur petit ami qu’il soit…  Entre manquer de présence et à ses yeux, la tromper avec une autre, c’est sûr, je suis très loin de ressembler au prince charmant. Et elle me le fait payer doucement, jusqu’à prononcer le prénom de celle qui a été la goutte de trop dans le vase. Par réflexe, je relève la tête pour voir si cette dernière n’est pas présente, mais reviens rapidement sur Leah. « Je n’en sais rien. Comment tu veux que je le sache ? On a arrêté de se parler quelques mois après notre séparation. » Elle nous en tient rigueur. Et dire que Siam n’y était pour rien dans cette histoire, qu’elle avait juste pris du temps pour moi, pour m’aider à me calmer, à tenter de comprendre, de trouver une solution. Au final, ces quelques heures lui ont fait perdre une amie. « Leah… Je me doute bien que tu m’en veux encore pour ce qui s’est passé, la manière dont ça s’est terminé… Mais on pourrait au moins essayer de s’entendre, tu ne crois pas ? » demandé-je, en posant mon sac au pied de la chaise. « Je suis quand même content de te voir. Toujours aussi petite. » Une tentative pour apaiser l’ambiance entre nous.

J'ai horreur d'être comme ça : entre deux eaux, entre deux sentiments. Une part de moi est contente de le revoir, de poser de nouveau mes yeux sur ce visage, ce corps que j'ai tant aimé autre fois, et une seconde partie laisse resurgir en moi toute la colère et l'amertume que je peux ressentir à l'égard de Jeremiah. Je n'ai jamais digérer notre relation, et en particulier sa fin. Il a fait ce qu'un homme peut faire de pire à une femme. Il a fait ce que mon père a fait à ma mère il y a onze ans. Et c'est à cause de ça que mes parents sont morts aujourd'hui : une infidélité, une tentative de recoller les morceaux... et un malencontreux accident. J'ai pardonné à mon père, mais j'ai mis du temps. Aujourd'hui, je suis encore très loin d'avoir pardonné à Jeremiah. D'ailleurs, pour bien lui faire comprendre, je ne peux m'empêcher d'amener Siam dans la discussion. J'en veux toujours autant l'un qu'à l'autre. Je leur faisais confiance à tous les deux et ils m'ont planté un couteau dans le dos et je sais que malgré que je tente de faire bonne figure, même deux ans après, la plaie n'est pas cicatrisée. Je me demande si elle le sera un jour d'ailleurs.

Un nœud se forme au fond de ma gorge en l'entendant parler. J'arque un sourcil. Il se moque de moi ? « Oh, hé bien je suis ravie d'apprendre que vous êtes restés ensembles quelques mois. C'était donc du sérieux tous les deux ? » Je feinte l'innocence mais je sais. Je sais qu'ils sont sortis ensemble après notre rupture. Une amie les avait aperçu en ville et elle s'était dépêché de me le raconter, remuant de plus belle le couteau dans la plaie. «  Que s'est-il passé ? Tu t'es lassé plus vite d'elle que tu ne t'es lassé de moi ? Tu as été voir une autre de mes amies peut-être ? » Je crache mon venin, c'est plus fort que moi. Je devrai me taire, faire comme si tout ça ne m’atteignait pas, mais je n'ai jamais su faire semblant. Je vis au gré de mes émotions, je n'y peut rien. Ma grand-mère m'a souvent répété que sur ce point là, je ressemble beaucoup à ma mère alors c'est un défaut que je veux bien accepter malgré qu'il ne soit pas toujours facile à vivre. Jeremiah me connaît, je n'ai pas changé en deux ans et il doit bien se douter qu'au vu de mes paroles et de me comportement envers lui, je n'ai pas refermé notre histoire. Je ne suis pas passée à autre chose. Je me demande s'il est comme moi. Non, je ne me le demande pas : il est sorti avec Siam, et Siam est le genre de fille à vous faire oublier n'importe qui. « Je... » Je soupire et hausse finalement les épaules. « Oui. Je vais faire un effort pour le mariage d'Angie et Geoffrey, je l'ai déjà dit. » S'entendre n'est pas le problème : on s'est aimé Jer et moi, alors évidemment qu'on est capable de s'entendre mais... il s'est passé trop de choses entre nous pour que je fasse comme si de rien n'était. « Désolée, mais je ne pourrais pas faire comme si on était les meilleurs amis du monde. Je peux m'adoucir un peu et être aimable. Ne me demande pas plus. » C'est dit. Je préfère être honnête avec lui. Faire semblant n'est vraiment pas mon genre et il le sait. Sa remarque me décroche un faible sourire. « Toi par contre, t'aurai pas encore un peu grandit ? » Il a toujours été grand mais sans doute qu'au bout de quatre ans, j'avais fini par m'habituer à notre différence de taille.

Si c’était du sérieux ? Plus ou moins, oui. C’était la facilité pour nous de nous mettre ensemble. Deux Berserker ensemble, c’était plus simple. Nullement besoin de se cacher, de trouver des excuses bidons. L’on se comprenait, elle et moi, mais cette relation nous a bouffé aussi. Ca ne s’est pas très bien terminé. C’est dur d’expliquer tout ça à Leah, humaine, qui n’a connaissance de rien et que je préfère préserver de cet autre monde dans lequel elle vit. C’est tellement plus simple de se lever le matin sans se poser de questions sur le monde extérieur et se coucher sans craindre une attaque, sans penser aux créatures qu’il y a dehors. « Je… » Et c’est encore plus dur de lui mentir et de me faire passer pour un homme infidèle, alors que je sais très bien que c’est un sujet délicat pour elle. « Non, je ne me suis pas lassé d’elle, et non, je ne l’ai pas trompée. Nous nous sommes quittés d’un commun accord. » Quelque chose comme ça. « Leah, tu vas m’interroger longtemps sur ce qui s’est passé avec Siam ou c’est une façon de m’enfoncer encore plus ? » Je sens que c’est la deuxième option et que ce n’est pas près de s’arrêter, alors dans une tentative désespérée, j’essaie d’atténuer l’ambiance entre nous.

« Ce n’est pas ce que je te demande. » Bien sûr que rien ne pourra effacer ce que nous avons vécus, la raison pour laquelle ça s’est terminé. J’en suis le responsable. Je ne savais pas comment gérer notre histoire avec mon secret et je ne pouvais me résoudre à l’abandonner, avec mes sentiments bien trop intenses à son égard. C’était égoïste de la garder pour moi, qu’elle s’attache, alors qu’à côté de ça, lorsqu’elle n’était pas à mes côtés, elle souffrait de mes absences régulières et injustifiées. « Je ne suis même pas certain qu’on ait été amis, un jour. Hm ? » Le fait est que je suis tombé sous son charme rapidement, dès notre seconde conversation, lors de mon exposition. Notre relation a mis quelques mois à naître, mais je ne l’ai jamais vue comme une amie. Je la désirais, tellement fort qu’il m’était incapable de penser que je ne pourrais jamais lui voler un baiser. J’arbore un sourire, en haussant les épaules. « C’est plutôt toi qui a rapetissé, non ? » Je me mords l’intérieur de la joue : c’est dur d’être si proche d’elle et de ne pas pouvoir être moi-même, de ne pas pouvoir lui dire à quel point elle me manque. Je le savais déjà, mais sa présence me le confirme davantage. Je suis jaloux de tous ces hommes qu’elle a dû connaître après moi, jaloux qu’ils aient pu poser leurs mains sur son corps qui m’appartenait à une époque. Jaloux du prochain à qui elle laissera une chance et à en voir sa présence ici, il est évident que ça pourrait arriver. Elle n’a peut-être pas tiré un trait sur notre histoire, mais elle ne dit pas non à de nouvelles rencontres. Je ne peux pas lui en vouloir, je fais la même chose, sans aucune attache, avec des points de comparaison. Elles ne sont jamais à la hauteur. Notre histoire m’a envoûtée et je ne suis pas prêt à oublier. « Tu deviens quoi depuis tout ce temps ? Tu écris toujours ? » Je me souviens qu’à l’époque, je l’encourageais pour se lancer. A travers ses lignes, je savais qu’elle pourrait faire voyager, rêver, de nombreux lecteurs. Est-ce toujours d’actualité ? Je lui désigne la chaise à côté de moi et m’installe sur la mienne.