« Je vais te buter. Te contre-buter. Te sur-buter, bref, putain, tu ferais mieux de courir. »

Et d'ailleurs, il l'avait fait. Ramirez avait détalé comme un lapin devant le regard chargé d'horreur de son nouveau patron. Mais malheureusement pour lui, quand on énervait un Stryge, on en payait le prix fort. Et plus encore lorsqu'il s'agissait de Kassim. Pourtant, le pauvre hispanique n'avait pas fait grand-chose, simplement lui annoncer qu'il avait malencontreusement égaré le numéro de la cargaison de saphirs que le turque attendait depuis deux semaines… et que par conséquent, ceux-ci s'en étaient retournés dans leur pays d'origines comme de pauvres âmes en peine, errant dans les airs. C'était bête… Il l'aimait bien ce petit. Ce fût d'ailleurs pour ça que Kassim l'avait chargé de cette mission on ne peut plus simple. Mais ça lui apprendra à s'entourer d'amateurs… En plus, leur viande était filandreuse. Le goût des lâches et des incompétents.

S'essuyant la bouche des restes de son repas épicé, le Stryge repus avait quitté l'aéroport où il n'avait plus rien à faire. Il s'était rendu au cabaret de son cher ami Darwin, qui lui avait tout aussi gentiment prêté les locaux du sous-sol, histoire d'installer ses quartiers on ne peut plus illégaux. Quelque part, c'était tout bénèf'. Il profitait de la couverture qu'offrait le cabaret, et pouvait ainsi dealer tranquillement ses jolies petites pierres, tout en profitant des bien-faits que les spectacles haut en couleur (et bien en peu en vêtements) pouvaient lui apporter. La Dolce Vita… quand tout se passait bien et que des saletés de couilles molles ne lui paumaient pas une livraison à des milliers de dollars.

Une fois dans son bureau de fortune, c'est à ce moment-là qu'il se laissa pleinement aller. Plusieurs meubles se retrouvèrent victimes de sa colère, et ce n'était pas pour rien que dés que Darwin lui avait donné le feu vert, la première chose qu'il avait faite était d'insonoriser la pièce. Une fois calmé, la respiration adoucie après la retombée d'adrénaline, il constata les dégâts et soupira légèrement. Mollement, il remit son bureau debout, ramassa la montagne de papiers et récupéra la chaise qu'il avait envoyé à l'autre bout de la pièce. Bon. En passant en revue le bilan de ces premiers mois à Ottawa, il était au moins parvenu à quelque chose : asseoir sa réputation. Son réseau mettait certes du temps à se mettre en place car cette ville de pécores tout juste bons à faire du hockey et à parler étrangement était bien moins encline à la fraude que Londres, mais les rumeurs allaient bon train, et son nom prenait désormais une place de plus en plus importante dans le monde de l'ombre. Ce n'était pas encore ça, mais il y travaillait… Cependant, des Ramirez, il ne pouvait plus se permettre d'en avoir. Il ferma les yeux, et passèrent dans son esprits les hommes de mains qu'il avait à sa charge. Avec le recul, tous n'étaient pas incompétents. La plupart étaient même loin d'être mauvais, et faisait un boulot remarquable. Mais même si son équipe était bonne, il se devait de rattraper le coup, en tant que chef de ce groupe encore instable. Repartir de zéro était peut-être le mieux à faire alors que les autorités anglaises l'avaient débusquées, mais bon sang, il avait plus l'âge  pour ce genre de connerie.

Il attrapa son téléphone, composa un numéro et, les pieds croisés sur le bois de la table, parlementa pendant près d'une heure dans un malgache très approximatif. Au bout du compte, les saphirs reviendraient vers lui… mais compteraient coup double au moment de la livraison à cause de ce faux pas. Kassim dût faire un effort considérable pour ne pas broyer son portable entre les mains et raccrocha, soupirant très longuement, histoire de vider ses poumons de toute sa colère et de toute sa frustration. Se levant rapidement, il émit des pas rapides jusqu'à une corbeille de fruits près du mur et croqua dans la première pomme venue. Il n'y avait rien de tel pour calmer ses nerfs, et ce depuis bien des siècles. A l'instant même où le jus du fruit coula le long de sa gorge, ses muscles se détendirent, son esprit s'éclaira quelque peu, et… non, bien sûr, c'est à ce moment-là que l'un des videurs vint l'interrompre. Qu'ils aillent tous crever.

« Monsieur Aydogan…
- Quoi encore ? Tu vas me faire chier toi aussi ?! C'est la soirée des gros cons de merde ou j'hallucine ?!
- On… demande à vous voir. Un certain Blackwood.
- … Connais pas… dégage-le. Bouffe-le, j'm'en fous, mais qu'il se barre.
- Il a quelque chose pour vous… »

Kassim se tendit un instant, jetant un regard curieux vers le type qu'il n'avait même pas pris la peine de regarder lorsqu'il entra. Il était tout sauf d'humeur pour les mauvaises surprises, et si ce Blackwood était l'un de ceux qui adoraient titiller les caractères soupe au lait comme le sien, alors il ne serait pas déçu du voyage… mais tout de même. Il ne pouvait s'empêcher d'être intrigué par ce quelque chose. Terminant la pomme qu'il avait en main, le temps de la réflexion, il haussa les épaules et retourna s'asseoir le plus tranquillement du monde. Assagi par le fruit, il était plus ou moins prêt à entendre ce que ce type avait à lui dire. Au pire, ça ne ferait qu'un gueuleton supplémentaire…

« Allez. Fais-le entrer. »

Requiem inspecta une nouvelle fois l'objet qu'il tenait entre ses doigts. Il n'y connaissait rien lui en bijou précieux mais vu que celui-ci se trouvait dans une vitrine et était extrêmement bien protégé, il supposa qu'il avait une certaine valeur. Enfin normalement. Alors que le Nuckelavee redevenait visible dans une rue calme et sans vie, un soupire lui échappa. Il en était arrivé à voler pour se débarrasser de ses problèmes. Pathétique. Tout ça à cause de qui ? D'un alchimiste un peu trop soucieux des codes moraux ! En plus de lui avoir scellé ses pouvoirs, il avait fait en sorte que le gamin s'en rappelle et en parle autour de lui, résultat : Le Faë avait les flics sur le dos. Il avait donc passé presque trois semaines sans se nourrir, terré chez lui pour échapper à la milice humaine qui le cherchait activement en vain bien évidemment. Son habitation se trouvait au cœur du monde surnaturel, là où aucun « sans-pouvoir » pouvait pénétrer et cela lui procurait une certaine protection. Pas contre la faim malheureusement. Fort de ses expériences personnelles, Requiem avait réussi à s'en sortir jusqu'à ce que ses dons reviennent d'eux même mais si l'autre avait su, il se serait abstenu. Un carnage. Voilà ce qu'avait engendré sa soit-disant bonne action. La joie sauvée d'un enfant avait coûté la vie de dix autres individus, environ. Il n'était pas vraiment pour tuer mais sa faim était tellement omniprésente, qu'il avait perdu le contrôle de lui-même. Chose qu'il détestait plus que tout. Il pensait lui rendre une petite visite un jour … Mais pour l'instant, il devait se concentrer sur son objectif : faire en sorte que le stryge accepte son marché et coopère.

Les rumeurs allaient vite, même dans une grande ville comme Ottawa. Après plus de cent cinquante ans à errer dans cette contrée, les contacts se faisaient naturellement et Requiem mit peu de temps à mettre la main sur ce fameux trafiquant de pierre précieuse qui pourrait – il l'espérait – l'aider à se débarrasser de ses ennuis avec la police. Il fallait juste trouver une monnaie d'échange et le médaillon qu'il rangea dans la poche de son manteau fera amplement l'affaire. Voler pour un Nuckelavee était d'une simplicité déconcertante puisque celui-ci pouvait jouer de son invisibilité et son intangibilité avec aisance. Trop facile même, il n'en avait gardé aucune satisfaction. La seule difficulté qu'il avait eu reposait sur le système de sécurité qui, franchement, laissait à désirer. Le plus dur restait à venir : la négociation. La tête rentrée dans les épaules pour lutter contre le froid mordant de l'hiver, il se dirigea tout droit vers le cabaret où se trouvait la planque de l'oiseau de nuit peu scrupuleux. Qu'il détestait ce lieu ! Tout puait la débauche et partager le même air que ces abrutis vicieux ne l'enchantait guère. Cela dit, il n'avait pas le choix et malgré ses réticences, il poussa la lourde porte du sanctuaire de la luxure. Une douce chaleur vint à sa rencontre avant qu'une odeur de transpiration hormonale lui vrille l'odorat et que la musique bien trop forte lui gifle les tympans. Le Faë ferma un instant les yeux puis prit une profonde inspiration avant de se lancer et de partir à la recherche de Kassim Aydogan, si ses informations étaient bonnes. Quelques paroles furent rapidement échangées avec une sorte de gorille en costard cravate qui devait avoir plus de muscles que de neurones et on le guida dans les sous-sols du cabaret. L'ambiance semblait bien plus calme ici, la musique n'étant plus qu'un vague écho résistant à la pierre de ces murs épais. Requiem, dont la patience était mise à rude épreuve en ces lieux, suivait le pingouin sous testostérone en silence alors que celui-ci débitait des recommandations ou des menaces, il n'avait pas vraiment écouté. Il se concentrait sur son objectif en faisant abstraction du monde qui l'entourait, si bien qu'il faillit percuter le garde du corps devenu immobile quelques instants plus tôt devant une porte. L'homme lui aboya dessus en demandant qu'il reste ici et qu'il ne joue pas au con, ce qui fit rouler des yeux le concerné.

- La politesse n'est pas innée chez tout le monde à ce que je vois …

Ces paroles lui avaient échappé et furent vaines car l'autre avait déjà disparu, laissant la porte entrouverte. Fortement contrarié par ce comportement, Requiem croisa les bras tout en scrutant par l’entrebâillement pour essayer de voir ce qu'il se tramait à l'intérieur, sans succès. Qu'il en soit ainsi. Il n'était pas du genre à obéir aux énergumènes sans manière et, non sans un sourire satisfait, disparu aux yeux du monde pour se réfugier dans le royaume de l'invisible. Rentrant silencieusement dans la pièce en évitant de se faire remarquer, il dépassa le garde du corps et se posta en plein milieu pour avoir une vue d'ensemble. Ok, c'était juste un bureau, rien de transcendant. Ses deux billes noires se posèrent ensuite sur un homme qui semblait être de mauvaise humeur vu les phrases qu'il venait de jeter à la gueule de son protecteur. Comme quoi, les chiens ne faisaient pas des chats ! C'était donc lui, le fameux Kassim ? Ouais pas très impressionnant tout compte fait. Le Faë s'attendait à un homme plus imposant, peut-être plus vieux, à l'instar du Parrain quoi mais … non. Prenant ses aises, il vint s'installer sur l'une des chaises qui faisait face au bureau, non sans poser ses jambes sur celui-ci de manière nonchalante. Hors de question d'être gentleman avec des personnes incapables de l'être en retour.

Après avoir écouté les deux hommes parler tout en retenant un soupire d'exaspération, le Nuckelavee reprit petit à petit forme, apparaissant sous les yeux ahuris du cerbère qui venait à l'instant d'aller le chercher à l'extérieur. Il avait l'air furibond.

- On se calme GI Joe, si je venais pour faire du mal à votre petit protégé, cela ferait longtemps qu'il serait mort étouffé avec son trognon de pomme ! Bref. Bien que votre idée de faire de moi votre dîner semble charmante, j'ai autre chose à vous proposer ...

Requiem plongea sa main dans la poche intérieure de son manteau pour en ressortir le bijou qu'il venait de subtiliser à la bijouterie de luxe du coin. Il tendit le bras et fit lentement glisser la chaîne entre ses doigts, l'objet se balançant mollement dans le vide. C'était une sorte de pendentif énorme en or avec incrusté en son milieu un saphir presque brut. C'était d'ailleurs très moche mais son prix s'élevait à quatre ou cinq zéros, bien assez suffisant pour ce qu'il allait lui demander. Reprenant sur le même ton monocorde, il remballa sa trouvaille en la gardant précieusement dans la paume de sa main :

- Ceci sera à vous si vous acceptez de me rendre un petit service. Bien évidemment, je ne compte pas que là-dessus … De l'argent vous sera versé quand le travail aura été accompli. Ou tout autre chose, à voir par la suite. Mais avant de me lancer des les explications, faisons-nous affaire ou non ? Je n'aimerais pas que mes paroles soient vaines voyez-vous ...

Les yeux du Stryge cherchèrent à comprendre qui était cet étrange personnage. D'une aura proche de celle de croque-mitaine, le teint délavé par les nuits sans sommeil, il se trouva un instant bien proche de cette part sombre qui émanait de lui. Son humeur actuelle ne lui permettait pas de voir autre chose, de toutes manières. La pomme à moitié croquée en main qu'il faisait rouler d'un doigt à l'autre, Kassim permit à cet inconnu d'envahir son monde, le temps d'une entrevue. Il le détailla de haut en bas, de bas en haut, tenta de laisser s'exprimer son intuition quant à son sujet. Cet énergumène était certainement tout sauf un humain lambda. C'était à n'en pas douter. Si l'esprit de Kassim ne s'était pas si affiné avec le temps, il aurait même pu jurer que ce Blackwood était du même bois que lui. Mais non. Il empestait l'odeur particulière du faë. Les résidus de la Cour.

Le Stryge le laissa prendre part à l'espace environnant, évoluant dans le bureau souterrain comme s'il s'agissait du sien. Sans dire un mot, il se contenta de le laisser parler, d'observer sa démarche, ses gestes, s'imprégner de chaque mot qui sortait de sa bouche. Même lorsque son gorille de body guard intervint, il ne bougea pas, afin de juger la situation. Ce type n'était pas là pour rien. Il avait bravé bien des rumeurs et des épreuves pour parvenir jusqu'ici. Bien peu connaissaient l'emplacement de son repère, même au sein de sa propre organisation. Alors un petit faë de passage, pensez-vous...
Ses aises étaient donc prises dans ce territoire inconnu. Cette créature ne manquait pas de culot. Et pourtant, Kassim n'y détectait pas là de l'insolence, ou une certaine imprudence, non, mais une simple conscience des lieux, de leur propriétaire... et bien peu de considération pour le reste de son environnement. Intéressant.

L'immortel fit quelques pas vers le bureau, se plaçant de l'autre côté de celui-ci, tandis que son invité imposé reprit la parole. Et pas que. Un éclair de lumière brilla dans les yeux de l'assoiffé de sang quand l'éclat bleu lui parvint. Des pierres comme celle au creux du pendentifs, il venait d'en perdre toute une cargaison. A croire que le destin se foutait de sa gueule jusqu'au bout. Ou lui donnait un coup de pouce... Question de point de vue. Ses yeux se plissèrent légèrement face au bijou jusqu'à ce que que celui-ci disparaisse de son champs de vision face à la condition sine qua nonne imposée.
Qui, en soit, n'étonna en rien Kassim. Évidemment qu'il n'allait pas lui donner comme ça... quitte à ce que la journée soit pourrie, autant faire dans la finesse et lui faire miroiter ses échecs.

« Si j'comprends bien... vous vous ramenez ici pour me filer un boulot, de l'argent et votre jolie petite breloque ? », déclara-t-il après quelques instants de silence, lorsque Blackwood cessa de parler. Son ton était emprunt d'une ironie certaine. « Grand Dieu, j'suis bien chanceux... Manquerait plus que les bijoux de famille, tiens. J'savais que certains avaient peur de rien, mais là, ça bat quand même des records. »

Tout en répondant au faë, il finit par dévorer le fruit dans ensemble. Il ne resta rien de la pomme, par le moindre atome, là où le reste du peuple laissait au moins un trognon. Kassim n'avait plus l'habitude de laisser quoi que ce soit quand il s'agissait de cette nourriture-ci. Son effet sur son mental n'était pas complet, autrement.

« Mais soit, on va s'amuser un peu ensemble, si vous en avez tellement envie... »

Jouant désormais d'égale à égale avec celui qui semblait avoir tant besoin de son aide, Kassim prit place à son bureau, les pieds sur celui-ci à la manière de l'autre homme. Drôle d'image miroir... pour des mentalités aussi sombres que les leurs.

« J'vous écoute. Déballez-moi votre linge sale. »