Histoire
Lorsqu'on parle d'amour, il faut distinguer les trois acceptations de ce mot que les grecs dénommaient agapé, philia et eros. Tandis que les deux premières faisaient allusion aussi bien à l'amour désintéressé et généreux qu'à l'amitié, seul eros délimitait une réalité qui ressemble à la notre. Seul eros était selon les Grecs, un amour fou, absolu, celui qui fait que les gens se retrouvent dans des situations proches du délire, pour tout oublier, pour s'arracher au monde frustrant et sauvage qui est le nôtre, le substituer aux autres liens absents, compenser leurs échecs, prendre la place de toute spiritualité. Cet amour-là s'est développé comme la foudre et chacun est prêt à tout pour le vivre. Car aimer, tue.
Chili
1993Eros n’avait pas le sommeil léger… il ne l’avait jamais. Au contraire il était plutôt du genre à faire la buche durant des heures, sans être gêné par la lumière ou le bruit environnant. C’était bien simple, l’adolescent pouvait dormir n’importe quand, et n’ importe où… un syndrome de son âge, sans doute. Pourtant, sa petite sœur Adria n’avait pas besoin de chougner bien longtemps pour qu’il ne s’éveille d’un coup d’un seul, l’esprit tout à fait clair, et qu’il ne bondisse hors de son lit (ou tout autre endroit plus ou moins adéquate) pour rejoindre la petite fille aux yeux chagrins. Le syndrome de la jeune maman, qu’on lui avait dit. C’était le cas cette nuit-là, alors qu’elle semblait pleurer tout doucement au milieu de son grand lit, quand Eros entra discrètement dans la chambre pour ne pas réveiller les parents, bien moins tolérants à l’égard d’Adria et ses angoisses nocturnes.
Qu’y a-t-il ma fripouille ? Encore un mauvais rêve ? La petite ne manqua pas de laisser sa lèvre inférieure trembler et son regard mouillé attendrir son grand frère.
Ouiiiiii …. Sans attendre, Eros sauta sur le lit d’Adria, la faisant décoller et retomber au milieu de ses peluches en gloussant.
Encore le croquemitaine ? Elle opina vigoureusement du chef, laissant échapper quelques petits couinements de chaton faussement apeuré, maintenant que son frère était là.
Oui, et cette fois il me grignotait le petit doigt de pied Eros ! Il fronça les sourcils, avant de venir sous les draps du lit avec elle, la tradition cabane l’exigeant. Simplement éclairés par une lampe de poche, assis l’un en face de l’autre, Eros déclarait très sérieusement.
Oh alors ça, c’est terrible ! Il ne faut pas laisser faire une chose pareille ! Il va falloir… chanter ! Et sans attendre, la petite fille commença à chanter … sans doute un peu trop fort d’ailleurs ! Comme si être dans la ‘cabane’ protégeait son environnement de sa voix vive.
Va-t’en va-t’en croquemitaine ! Qui pue, qui pète comme une vieille chaussette … Aussi fort qu’une mouflette ! Nos rimes sont stupides mais … on s’en maroufle la languette. Tant que tu nous laisse tranquille, ou sinon mon frère te mettras une quille ! Lopette ! Morue morue morue laisse-moi dormir ou tu seras mouru ! Eros avait appuyé ses paroles, et les avaient accompagné de quelques gestes menaçant à l’attention de la frayeur diurne d’Adria.
Avec ça, s’il n’est pas barré le Croquemitaine ! N’oublie pas Adria, toi aussi tu peux être terriiiiiiifiante ! Et aussi forte qu’il le faut… Et plus forte que lui, surtout ! Mais cela, il le taisait encore. Ce qui comptait toujours plus que lui, c’était le bonheur de sa petite sœur, et leur petit univers à eux d’eux, loin de leurs parents, loin des obligations et d’une éducation trop sévère… Ce qui comptait, c’était que sa sœur soit meilleure que lui.
Nouvelle-Zélande
1997 Quand les canards s'en vont trois par trois, Ca donne à penser aux bourgeois; Y a t-il deux cann's et un canard, Ou bien deux canards par hasard, Ils s'did'comm'ça des jolis riens, Couin, couin couin couin ! Les éclats de rire chaleureux de sa sœur résonnaient encore à ses oreilles des années après. L’écho de ses souvenirs-là ne s’effacerait sans doute jamais. Eros avait beau ne plus chanter cette chanson que sa mère trouvait vulgaire et ostentatoire, il avait longtemps chuchoté en secret le refrain qui faisait glousser Adria. Potelée de jeunesse, les joues roses alors qu’elle était encore bercée dans l’enfance, elle avait beau ne pas comprendre le sens des paroles, cela n’avait pas d’importance ! Et voilà qu’à présent qu’il était loin d’elle, loin de sa famille, à l’autre bout du monde… Eros la chantait à nouveau. Armé de sa guitare et d’un sourire involontairement ravageur, il tuait le temps en observant les habitants de ce nouveau pays qui attisait encore plus sa soif de découverte maintenant qu’il y était arrivé. A peine une heure que son avion s’était posé, et le tout jeune homme qu’il était faisait pouffer les jeunes Néo-Zélandaise avec son refrain fort peu intellectuel…
Quand c’est des canards tyroliens tra ou la ou la ! Tra ou la ou la !! Couin couin couin couin couiiiiiiiiiiiiiin ! C’est des caaaaaaanards tyroliens tra ou la ou laaaa, tra ou la ou laaaaaaaaaaaaa ! Couin couin couin couin couiiiiiiiiiiiin !!! Un groupe de péronnelles passa par-là, et amusées, elles reprirent en cœur les paroles de la chanson Française, non sans un accent affreux. Les éclats de rire à nouveau, évoquèrent ceux de la jeune Adria, infiniment dans les pensées de son grand frère même si son âme était à la fête. Au fond, s’il était bien une personne qu’il était difficile de quitter, c’était elle. Sa famille ne lui manquait pas. Son père, sa mère… ils étaient loin d’être des êtres d’amour et de tendresse pour l’enfant, puis le jeune adulte qu’il était devenu. Eros ne pouvait être que reconnaissant envers eux, humblement. Pour cette envie de transmette leurs valeurs à leur fils unique… Mais il n’avait jamais été en accord avec leurs mœurs, leurs principes ou leurs choix de vie. Rien ne les rassemblaient, et encore moins ce réflexe d’imposer plutôt que de partager.
Heureux était les imbéciles, comme lui avait un jour dit un ami. Et Eros c’était un peu retrouvé dans cette phrase. Car plutôt que de se lamenter sur son sort, sur le traitement affligeant et parfois offensif de ses géniteurs, il s’était épris de patience et avait trouvé du bonheur là où il n’y en avait pas. Sa joie avait persisté, dans l’ombre projeté par sa famille à la froideur agressive, et il s’était forgé comme l’homme qu’il était aujourd’hui, et qui avait fui son clan sans perdre une seconde dès sa majorité atteinte.
La liberté, cette soif de découverte qui l’animait depuis toujours était à présent à son apogée. Et comme une créature qui en avait été longtemps privé, Eros avait jeté quelques affaires dans un vieux sac à dos en cuir tanné, attrapé sa guitare, fidèle amie depuis des lustres… et il avait pris le premier avion sans se soucier de sa destination. Avec seulement quelques sous en poche, il commençait son tour du monde, celui dont il nourrissait l’espoir depuis des années et qui lui avait permis de garder la tête hors de l’eau. Car si l’éducation Alchimiste prescrite par papa/maman ne lui convenait pas, il était certain que des connaissances bien plus épatantes se nichaient partout autour du globe. Il suffisait de marcher, à la rencontre des peuples pour apprendre d’eux des secrets mêlant étrangeté et beauté. Et maintenant, il chantait. Il chantait à tue-tête avec un groupe d’inconnues splendides et riait avec elles de bon cœur. Là était la vie. Là était l’espoir. Dans les petites joies que l’on n’attendait pas, les rencontres spontanées, les rires d’inconnues, les regards curieux et les sourires chaleureux. Et Eros pensait à sa petite sœur, qui était bien plus forte que lui. Qui l’avait toujours été d’ailleurs ! Si bien qu’il n’avait pas eu peur de la laisser au pays… Elle, elle ne dépérirait jamais comme il avait été tenté de le faire. Elle, elle serait celle qui tiendrait tête à ses parents, devant eux… contrairement à lui qui avait tout simplement prit la tangente.
Est-ce que tu sais jouer autre chose que cette chanson parfaitement idiote ? La femme qui le tira de ses pensées, de sa contemplation de joyeuses péronnelles… était tout simplement d’une beauté transcendante. Sa voix se brisa un peu, alors que ses doigts cessèrent une seconde de glisser des notes dans les airs.
Disons que je suis un peu rouillé ! Je n’ai plus l’habitude de devoir distraire les filles … En vérité, c’était bien la première fois qu’il le faisait. Mais il n’allait pas volontairement passer pour un idiot devant cette … superbe créature. Les yeux flammes qu’elle lui lançait le rendaient presque incapable de la moindre réflexion. Mais il souriait toujours …
Et si je te donne un coup, comme sur les vieux jukebox ? Est-ce que ça arrangerait les choses ? Elle jouait avec lui, le frôlant avec légèreté tandis qu’elle s’installait à ses côtés. Et lui baissait simplement la tête, flatté de cette attention imprévue.
Pas vraiment … je suis fragile… je risquerais surtout de brailler en Italien alors que je ne sais pas même dire bonjour dans cette langue. Quelques œillades, des sourires, et Eros sentait déjà son cœur d’artichaut s’emballer farouchement.
Moi, c’est Thylane. Thylane …
Eros ! Le regard de la jeune femme se troubla un instant, avant de devenir pétillant et presque taquin. Il y plongea avec délice, laissant les autres femmes danser et chanter en riant des paroles qu’elles ne comprenaient même pas.
Sérieusement ? Tu t’appelles Eros ou c’est un pseudonyme ? Cette fois, le jeune homme de 18 ans se mit à rougir, et il baissa honteusement le nez. Apparemment, cette Thylane connaissait les origines de ce prénom qui ne lui correspondait guère.
… je crois. Hin hiiiiiiiiiiiiiin réponse ridicule, qui n’avait aucun sens ! Et voilà, il perdait pied, incapable de répondre aux flirts offerts par cette jeune femme magnifique à qui, contre toute attente, il semblait plaire. Oh putain, il plaisait à une femme ? Le feu sur ses joues fut si brulant qu’il en perdit le fil de sa musique et prit quelques secondes en toussotant, pour se remettre en selle. Thylane, elle… ne cessait pas de le fixer. Et d’un murmure, glissa à son oreille :
C’est … prometteur ! Et je suis certaine que tu peux te montrer très… Eros… Un clin d’œil, et elle s’envola avec les autres pour valser gracieusement parmi les autres oiseaux fluets dont certains s’amusaient sans se connaitre. A peine quelques heures dans ce nouveau pays, et Eros semblait déjà renaitre. Sous les sourires affichés des gens, le regard facétieux de cette inconnue à l’attitude décidée… La musique qui revenait dans sa vie. Et surtout cette liberté prenante, vivifiante… vorace même qu’il ne pourrait désormais plus quitter. Eros était enfin libre, enfin. De vivre comme il l’entendait, d’aimer comme il le décidait… de laisser ses pas traverser les continents ou simplement le mener vers ses désirs, qu’il délivrait de l’entrave jusque-là si étouffante qu’il n’était jamais parvenu à reprendre son souffle.
Maintenant, la vie commençait … et elle s’entamerait dans entre les bras espiègles de Thylane Sainsbury.
Irlande
2010« Il arrive un jour, un jour où t’es debout quelque part, ou tu te rends compte que tu ne veux être personne de ton entourage. Tu veux pas être ce putain de looser à qui t’a démonté la tête, ni ton père, ni lui, ni elle, personne de ta putain de famille. Tu refuses aussi d’être celui qu'ils veulent que tu deviennes, tu ne veux même pas être toi-même. Tu satures. Tout ce que tu veux c’est partir en courant et sortir à fond la caisse de l’endroit où tu te trouves. Et soudain ça arrive, quelque chose se déclenche et à ce moment-là tu sais que les choses vont changer, elles ont déjà changé. Et à partir de là plus rien ne sera jamais pareil.
Et tout à coup tu te rends compte que tout est fini, pour de bon. Il n’y a pas de marche arrière, tu le sens. Et puis après tu essaies de te rappeler à quel moment tout a commencé et tu découvres que c’est plus vieux que ce que tu pensais, bien plus vieux. Et c’est là, seulement à ce moment-là que tu réalises que les choses n’arrivent qu’une fois. Et quelques soient tes efforts, tu ne ressentiras plus jamais la même chose, tu n’auras jamais plus la sensation d’être à trois mètres au-dessus du ciel. »Sauf quand tu la rencontre. Sauf quand tu la rencontres,
elle. Depuis cette fois où il avait percuté un poteau, depuis ses sourires, ses éclats de colère ou de joie… depuis ses faiblesses, ses caresses, le creux de ses … Depuis que Jezabel faisait partie de son existence, Eros avait laissé tomber ses voyages. L’électron libre s’était fixé, sans même s’en rendre compte… Accroché à un autre, il avait rendu les armes après 10 ans de vagabondages et d’études de l’Alchimie. Pour elle, aussi naturellement qu’il était parti. Il n’y avait pas eu d’assaut, pas de bataille, aucune demande… juste l’évidence. Et c’était encore une fois le cas alors qu’il venait de lui avouer son appartenance à un monde dont elle ignorait l’existence encore quelques minutes auparavant. Il y avait deux ans que son regard était suspendu au sien, et depuis lors il s’était toujours mordu la lèvre pour ne rien lui dire. La peur le tenaillait toujours. Mais il pouvait… il voulait croire qu’elle serait aussi merveilleuse pour cela. Qu’elle l’aimerait homme comme créature composée d’une facette inédite. Et qu’elle ne le prendrait pas pour un fou… tout cela pour que Jezabel n’ignore plus rien de lui. Qu’elle puisse effleurer la moindre parcelle de son âme et qu’aucune ombre ne lui demeure inconnue. Alors, il avait parlé, encore et encore alors qu’elle l’observait, dubitative. Et maintenant, Eros gardait le silence et scrutait avec angoisse les expressions de sa dulcinée.
Un … Alchimiste. Comme ceux qui changent le plomb en or ? Il hocha la tête, amorçant un sourire heureux sans lâcher sa main qu’il gardait précieusement entre les siennes.
Oui, c’est cela… Il n’osait pas encore trop en faire, même si intérieurement il était heureux qu’elle ait compris le concept… ou pas.
D’accord d’accord… un genre de magicien c’est ça ? *Bad Buzzer* Il secouait la tête maintenant, se pressant rectifier.
Alors… c’est un peu ça oui même en vérité c’est bien plus complexe et non… En fait c’est plutôt comme… Mais la main de Jez lui échappa douloureusement, et il leva vers elle un regard interrogateur, désarmant d’une sincérité qu’elle ignorait présentement.
Tu sais Eros, je sais que tu es fantasque mais si tu cherches à rompre avec moi, ce n’est pas la peine de te donner tant de mal. Interloqué, il voulut se rapprocher d’elle le long du canapé de leur petit appartement, mais elle se leva pour tourner en rond un peu plus loin.
Rompre, mais … ? Un léger murmure désorienté, qu’elle n’entendit pas, perturbée par ses propres pensées négatives et inquiètes.
Ecoute, pas la peine de me mentir. C’est bien quelque chose que je ne supporterais pas. Soit franc. Tu veux partir c’est ça ? Aaaah les femmes… jamais il ne comprendrait leurs réflexions… non pas qu’elles soient trop compliquées, mais lui était si ‘simple’. Elle ne semblait pas sensible à ses regards, alors il répondit avec le plus d’assurance dont il était actuellement capable.
Mais non Jez ! Je suis vraiment un Alchimiste… ! A nouveau le sourire lui revint et il lui indiqua, en plus d’un geste lent.
Ne bouge pas … Et pendant qu’elle croisait les bras, visiblement mécontente, Eros se concentra sur l’atmosphère qui les entourait.
Avec lenteur, tout en silence, des milliers de petits points lumineux naquirent pour danser autour de la plus flamboyante de toute. Les lucioles parsemaient l’air. Simple grains de poussières devenus flammes, aussi ardentes que la passion qui dévorait l’Alchimiste responsable de ces feux follets, les lueurs virevoltaient avec une lenteur gracieuse autour de la jeune femme.
Eros … c’est … Et après quelques secondes d’une frayeur compréhensible, sa main s’éleva pour toucher l’un d’elle, puis une autre, et ses deux bras se mouvaient enfin entre les lumières pour danser à leur rythme, tout aussi majestueuse. D’avantage même.
Je n’ai pas les mots ! Le cœur d’Eros s’emballa, ses yeux se chargèrent d’une émotion pure… mais il ne bougeait pas. C’était à l’intérieur de son esprit que les choses se bousculaient. Dans son corps même qui vibrait sous cette vision captivante. Elle acceptait… Elle trouvait cela beau. Dieu qu’il l’aimait… cette femme qui souriait au milieu des étincelles de poussières. Larmes aux yeux, il sentit quelque chose voler en éclat. Peut-être les dernières brides de peur, de doute… l’angoisse réprimée jusque-là. Car à présent tout lui semblait si limpide ! Le regard ému, il posa en silence un genou à terre, juste en face d’elle. Et, sans doute trop ému pour émettre une longue déclaration qui n’aurait pas plus d’impact qu’un silence touchant, il déclara avec simplicité :
Je ne t’en demande qu’un seul … Et Jez’ se figea comme lui. A son tour chavirée par des sentiments qu’il ignorait encore. Peut-être était-il trop rapide, impétueux ? D’accord, sa demande était spontanée mais elle était sincère. Cette femme était celle qu’il voulait lier à son existence. A jamais…
Putain … Effaré, Eros l’observa sans rien dire alors qu’il l’entendait jurer pour la première fois. Jezabel, si polie d’ordinaire venait de laisser échapper la pire chose qu’il pouvait entendre. Alors il se releva, penaud. Passa une main contre sa nuque et tenta vainement de cacher sa déconvenue et sa déception toutes deux cuisantes.
… je sais pas trop comment le prendre, là. Sans attendre, il se laissa tomber sur le canapé, mollement. Autour d’eux les lucioles continuaient de batifoler, et Jez’ elle, restait silencieuse. Mais bientôt, elle rejoignit l’Alchimiste contrit, pour lui accorder un baiser électrisant. Ce simple contact ranima les battements d’Eros qui se noya ensuite et comme toujours, dans son regard de sa belle.
… C’est quoi ça? Elle le faisait attendre, il ne voyait bien, et l’espoir l’étreignit à nouveau. Et ils souriaient bêtement…
C’est un oui, imbécile ! Irlande
2014Une part de lui était morte. Quand Jez’ avait perdu la vie… Depuis quelques semaines Eros le sentait, il se fanait lentement, en silence, sans se faire remarquer. Si l’année avait été difficile après les épreuves traversées par Adria, s’il avait tenu bon jusque-là grâce au soutien de Jez, c’était elle à présent qui sombrait dans un état qu’il ne pouvait pas maîtriser. Et il perdait lui aussi le fil de cette vie qui jusque-là avait été presque idyllique. Bien sûr, une existence sans obstacles, sans souffrances n’existait pas, et ils avaient eux aussi subit leur lot de malheurs et de tourments. Mais là… oui là c’était trop. Parce que la question qu’il se posait, c’était de savoir comment survivre à une immortelle. Et comment le faire en gardant son Alchimie, la flamme qui lui donnait son identité, qui demeurait le fondement de son être. Et c’était une chose impossible.
Comment te sens-tu ? Il glissait avec douceur sa main dans les cheveux roux de sa femme qui s’éveillait sous ses yeux. La nuit avait été difficile, lui-même était blême, et pas seulement sous le coup de l’inquiétude. Depuis qu’elle avait été changée, qu’on l’avait soumise à une morsure qui l’avait arraché à la vie, Jezabel devenait quelqu’un d’autre. Ses instincts dominants n’étaient plus ceux d’antan, ses paroles même… sa voix… Mais il continuait de l’aimer et de la préserver de tout ce qui pouvait l’amener à être un monstre qu’elle ne supporterait pas de devenir. Alors cette nuit, il lui avait demandé de boire son sang… plutôt que de céder à sa faim et de violenter au hasard, la première âme qu’elle croiserait sur son chemin. Mais au lieu d’obtenir une réponse de la part de Jez, il l’observa s’altérer jusqu’aux larmes.
Pourquoi tu m’as laissé faire Eros ? Je t’ai fait du mal… je ne … ce n’est pas ce que je voulais… pourquoi ? J’ai si faim… Sans attendre, il s’était couché avec elle, pour la prendre dans ses bras. Ne pas pleurer… c’était difficile. Mais il devait se montrer fort pour elle, non ?
Ne t’inquiète pas, tout vas très bien. Je vais bien … ce qui compte c’est que tu puisses te nourrir. Sans perdre le contrôle. Tu apprendras à maitriser tes instincts Jez’, je te le jure.Eros n’avait pas croisé beaucoup de Stryges… du moins il n’en avait pas côtoyé énormément. Pas assez pour savoir quoi faire avec elle. Pour l’aider convenablement. Il n’était bon qu’à répondre à ses nouveaux besoins, se soumettant sans aucune hésitation à ce qu’elle lui demandait. Et à ce qu’elle ne demandait pas. Il embrassa sa tempe, avant de reculer son visage pour lui adresser un sourire rassurant et essuyer ses larmes avec son pouce.
Dans la joie, comme dans la douleur tu te souviens ? Pour rien au monde, il ne l’aurait abandonné… cela lui était impossible. Il l’aimait trop. Trop pour l’abandonner à son sort. Trop pour la voir commettre des massacres. Trop pour la laisser agoniser sous l’effet d’une faim qu’elle tentait de combattre. Trop aussi… pour qu’elle reste avec lui, simple mortel. Mais pour cela, il ne trouvait pas encore le courage de se lever et partir… surtout pas alors qu’elle avait besoin de lui.
Je ne veux pas que tu disparaisses… Plongeant son regard dans le sien, il souriait. Son regard bienveillant et sincère était toujours le même, malgré la peur qui le rongeait, et ce chagrin écrasant qu’il lui dissimulait dorénavant.
Jamais… Il répéta le mot plusieurs fois, avant de venir déposer un léger baiser sur ses lèvres. Puis il s’amusa à chanter une chanson, pour la bercer lentement et lui permettre de s’endormir à nouveau tout contre lui… Sans plus bouger, il écoutait la respiration enfin régulière de son épouse, celle sans qui il ne pouvait exister. Mais avec la certitude que dans peu de temps, un battement d’aile… il devrait apprendre à vivre sans Jezabel en ce monde. Pour son salut à elle…
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Le Canada …. L’air guilleret que venait de prendre Eros alors qu’il proposait ce déménagement à Adria ne semblait pas suffire… Alors il s’était mis à danser, l’entrainant avec lui comme s’il venait de lui proposer un weekend à Disneyland. Sa sœur lui envoya sans attendre une claque derrière le crâne, avant de le toiser vertement.
Eros tu es sérieux là ? Tu veux vraiment me tirer d’un pays où il pleut sans arrêt pour me balancer dans une contrée où les habitants bouffent de la neige même en été ? En se passant une main là où elle l’avait frappé, Eros lui émit un rire puis ébouriffa les cheveux de sa petite sœur.
J’ai déjà été au Canada tu sais ! C’est vraiment un chouette pays ! Y’a des bucherons encore, et … le sirop d’érable… Et quand tu étais gamine tu adorais que je te chante la chanson du Lumberjack ! La tronche que tira alors Adria, le visage légèrement en arrière et les yeux grands ouverts lui indiquèrent qu’il ne devait pas chanter… pourtant, il le fit !
I'm a lumberjack and I'm OooooooooK ! I sleep all night and I work all daaaaaaaaay. I cut down trees, I eat my lunch, I go to the lavatoryyyyy. On Wednesdays I go shopping and have buttered scones for teaaaaaaaaaaaa ! Ce n’était pas comme s’ils étaient en public au comptoir d’un café… Une deuxième claquade retentie, faisant taire Eros qui soupira de dépit.
C’était pas dans mes souvenirs ça… Adria le fixait cette fois avec un peu plus de sérieux. Un léger silence s’installa, pendant lequel Eros touilla bruyamment sa cuillère dans sa tasse de café à moitié vide. Il ne supportait pas les silences… surtout pas entre lui et sa petite sœur.
Je sens que c’est pas pour ses bucherons que tu veux partir pour Ottawa… Il baissa les yeux. Ce qui était arrivée à Jezabel n’avait pas été dissimulé à sa belle-sœur, qui avait épaulé Eros dans l’épreuve. Mais il était tout de même beaucoup de chose qu’Adria ignorait. Eros la préservait de la réalité. Elle était encore fragile… et n’avait pas besoin d’être impactée par cela. Alors il encaissait, et faisait vivre les apparences pour qu’elle ne s’inquiète pas. Pourtant cette fois-ci, il n’eut pas le courage de dire plus que :
Non … Il avait besoin d’un nouveau départ, son épouse aussi… et pourquoi pas Adria qu’il sentait encore engluée dans la douleur des pertes subies. Eros ne lui demanderait jamais de les suivre… Il fallait qu’elle trouve elle-même son chemin et prenne ses propres décisions pour aller mieux. Mais il souffrait à l’idée même d’être à nouveau séparé d’elle. Et de ne pas pouvoir la protéger. Il avait déjà échoué avec Jez’, il avait abandonné Adria une fois… Cela faisait beaucoup d’erreur pour une seule vie.
Je vais détester ce pays, je le sais ! Il releva le nez du fond de sa tasse pour l’observer. Elle semblait l’ignorer délibérément, faire semblant de bouder. Mais elle avait deviné… les tourments qui flétrissaient son frère. Alors il n’osa pas briser ce moment de complicité silencieuse, et se contenta de sourire, en ravalant ses larmes. Bientôt, ils seraient loin de l’Irlande, loin des tumultes… et très proches de nombreux Alchimistes. Peut-être alors, qu’Eros trouverait le moyen de rendre sa famille heureuse, de redresser la barre… et qu’il trouverait le moyen de rendre sa vie plus longue. L’espoir était toujours ce qui le raccrochait à la vie… Alors, il espérait furieusement qu’Ottawa apporterait des solutions. Même si une petite voix, tout au fond de lui, continuait de lui souffler que cet espoir-là était totalement vain…
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Alex alias SupernonoBah oui c'est encore moi qu'est ce que tu croivais