I want to drive you through the night
I'm gonna show you where it's dark, but have no fear.

There's something inside you, It's hard to explain ▽ La soirée avait été morne et sans réel attrait, sans changement majeur par rapport aux autres nuits. Les rues d'Ottawa se ressemblaient toutes, dans la chaleur nouvelle des premiers jours de printemps et Mara avait passé sa journée à jouer la comédie, comme à chaque fois. A sembler peinée, humaine, disponible. Elle avait réconforté ce veuf qui venait de perdre sa femme et l'avait accompagné lorsqu'il avait souhaiter regarder une dernière fois sa bien-aimée, souriant à la mort dans son cercueil blanc. Parfaitement maquillée par l'entreprise, miss Wallace avait paru si vivante, si paisible que c'en était écœurant, comme si la mort n'était pas passé et qu'elle piquait juste une petite sieste ; la Stryge détestait le travail des maquilleurs mortuaire, qui consistait à mentir, encore et encore, à donner une image faussée de la mort. Elle qui voyageait avec cette dernière depuis plus de dix ans, elle la Goule suceuse de sang, ne voyait pas les choses ainsi. Les humains sont si faibles. A quoi bon nouer des liens, si c'était pour finir par les perdre ? Autant rester seul, rester libre.

Elle n'avait pas daigner décrocher son téléphone et s'était contenté d'observer depuis son lit ses vingt pairs de chaussures à talons parfaitement alignées pour faire le choix crucial de la soirée : celle qui aurait sa faveur, ses vertigineuses Louboutin à la semelle rouge caractéristique, accompagnant un tailleur-pantalon fluide mais cintré sans chemisier sous le veston. Et lorsqu'elle entra dans le Green Door à la suite de cette jeune femme qu'elle suivait depuis maintenant plus d'un mois, la rousse avait l'air un peu décalée dans le décor familial. Elle balaya le restaurant d'un œil ennuyée, découvrant l'endroit en crissant des dents ; peu importait : la nourriture humaine n'avait plus aucune saveur pour elle. Ce qui l'intéresserait ce soir était un jeu de regard qui valait bien toutes les viandes et les sangs du monde. Elle l'avait suivi discrètement depuis son domicile - Mara savait où habitait cette fille, Merry Stuart, écrit sur sa boite aux lettres - et prenait plaisir à la filer de temps à autre, avec cette régularité inquiétante qu'elle avait. Sur la carte, rien ne lui fit envie. Un dessert, peut-être : un gâteau au chocolat fait de patate de l’Île-du-prince-Edouard... mais qui n'aurait aucun goût. Il fallait cependant bien donner le change.

Elle commanda un Martini blanc sans grande conviction, plus dédiée à son envie d'initier un contact visuel avec la brune. Pour ce faire, rien de plus simple : elle se contenta de la fixer longuement, sans cligner des yeux, sans bouger.  Espérant que son air statuesque l'aide dans ce jeu, la Stryge ne fit aucun bruit, aucun mouvement ; seul son regard était présent, d'un bleu très clair, rapace, planté sur la jeune femme qui regardait son menu. Elle avait une furieuse envie de fumer et maudit l'année 2006 pour l'interdiction du tabac dans les lieux publics. Ainsi vêtue et avec cette attitude, la rousse ressemblait à une de ces femmes d'affaires stressées et anonymes qui ne sont pas réellement à leur place dans un restaurant familial, et qui dînent seule car elle n'ont pas le temps d'avoir quelqu'un dans leur vie. S'il était évident qu'elle n'attendait personne, son verre de vermouth demeura intouché, préférant jouer avec l'étui en métal où elle rangeait ses cigarettes, sans quitter Merry des yeux....

© ACIDBRAIN

I want to drive you through the night
I'm gonna show you where it's dark, but have no fear.

I wanna be the girl under you ▽ L'autre femme leva enfin les yeux et leurs regards se rencontrèrent comme l'avait espéré Mara, de manière un peu stupide, un peu téléphonée. Ce serait bien assez pour l'instant. A l'air timide de la jeune femme, la rousse répondit par un sourire plus réservé qu'on pouvait l'attendre d'elle ; son regard passa du fixe au fuyant, tournant autour de son verre de Martini pour finalement se relever sur Merry ; c'était juste un jeu pour la Stryge, histoire de passer le temps. Juste un jeu sans but autre que de tourner autour d'une femme sans vraiment chercher à faire du charme. Pas pour le moment. Le plus amusant dans un jeu, c'est quand il dévie de l'idée de base, ou quand il vous échappe. Mais pour l'instant Mara n'en était qu'à son apéritif et ne faisait jamais de plan sur la comète mais il fallait bien avouer que la jeune demoiselle qu'elle dévisageait sans fard avait cet air perturbé qui plaisait tant à la Goule. Un petit quelque chose de romantique dans ses yeux bleus, sa beauté simple et sobre, ses cheveux sans réelle coupe. Une jolie bouche à la moue un brin boudeuse, un nez mignon et une peau de pêche.

A ce sourire hésitant, Mara ne trouva comme réponse que le même,s ans réel aplomb ; elle n'était pas ce genre de femme qui sourit à pleine dent en affichant confiance et aplomb. C'était une créature de pas-chassés et d'évitement, l’œil sombre et le sourire qui lui faisait parfois mal au visage. Elle ne grimaçait pas, mais aimant simplement cette tension offerte et rendue. Le privilège de l'hésitation, sans domination. Comme une complicité soudaine et un peu inopinée, à accepter telle qu'elle était. Un sourire qui en appelle un autre, un langage très ancien, celui qui se passe des paroles trompeuses. Mara aimait ce genre de communication qui se suffisait à elle-même, restant dans l'essentiel. Le non-dit avait ce charme un peu suranné qui disparaît dès qu'on ouvre la bouche. Et pourtant quand elle vit la brune se lever, les yeux torves de la Stryge roulèrent d'instinct des lueurs fauves sous ses cheveux de feu. Réflexe de grand prédateur, malgré la modestie de son comportement général, loin de la séductrice sans crainte.

Elle écouta sa voix pour la première fois, appréciant les accents de sa personnalité, son rythme en relevant lentement la tête avec l'air de la femme qui n'y touchait pas. Mara lui sourit à nouveau, comme si elle désespérait désespérait d’arriver à traduire en mots sa pensée pour finalement la saluer à son tour, mais sans rien ajouter. Polie et courtoise, mais un peu retranchée, la tête en arrière. Un peu fière, un peu méfiante. Ses talons claquèrent sur le sol alors qu'elle se retira un peu en arrière pour laisser la jeune femme prendre place devant elle, recroisant les jambes dans l'instant avec son habituel air à la fois emprunté et tendu de femme sophistiquée et féminine à outrance.

"Bonsoir...", commença-t-elle de sa voix un peu trop claire pour une femme de son allure, un peu trop haut perché et venant du nez, et son accent français avec ses lourdeurs, "... oui bien sûr, vous pouvez, je vous en prie."

Mara toussa un peu pour éclaircir sa voix un peu tendue par une ancienne angine et rangea son étui à cigarettes, esquivant naturellement le regard de l'autre femme maintenant que le contact avait été pris ; c'était une étrange habitude de sa part que de se montrer soudain fuyante dès que le contact qu'elle avait cherché à instigué s'était fait. Buvant une gorgée de son vermouth et laissant quelques marque de rouge à lèvres un peu gras sur le rebord du verre, elle reprit finalement la parole :

"Je vous offre quelque chose à boire ?", un silence un peu gêné s'ensuivit, "Je suis Mara. Je ne sais pas quoi prendre, je n'ai pas l'habitude de la cuisine canadienne. Quelque chose à me conseiller ?"

Elle ne demanda pas "et vous?" car elle avait déjà la réponse et elle fut bien persuadée que son interlocutrice allait se présenter. Question d'habitude, un prénom en appelle un autre.

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Do not know what you steal  ▽ Mara eut une étrange latence en regardant la jeune femme prendre place en face d'elle, considérant en silence sa tenue simple et vite expédiée. Elle-même était très à cheval sur son apparence empruntée mais sobre et sans vraiment d'ostentation. Un T-shirt et un gilet ; banal à en pleurer. Elle hocha sobrement du chef lorsque Merry accepta un Pepsi et d'un vague sourire qui se voulait juste poli, la rousse héla un serveur non loin, avalant la fin de son Martini sans ciller. "Un Pepsi et un Kir royal, s'il vous plais", rien de plus. Elle ne commanderait pas de vin car elle avait bien compris que son interlocutrice ne boirait pas d'alcool. "Enchantée, Merry", fit-elle en français, pourtant très sobrement.

La discussion était simple mais l'ambiance était lourde et étrange, par la volonté de Mara qui écoutait la jeune femme parler sans l'interrompre, la fixant dans les yeux sans la lâcher; tantôt elle fuyait, tantôt elle fixait, à l'envi. La Stryge prit un air ennuyée, haussant vaguement des épaules à la mention du fromage, du gras, des pommes de terres... un repas des plus prolétaire ; elle n'était pas habituée à manger de la nourriture humaine, et n'en avait plus mangé depuis des années. Comme Mara vivait seule, elle n'avait pas besoin de donner le change en faisant semblant de manger comme une humaine. Baissant les yeux presque à contre-cœur sur le menu, elle réfléchit un long moment, se frottant la lèvre inférieure du bout des doigts dans une attitude un peu distraite.

"La viande n'est pas mon fort", contourna-t-elle avant de reprendre, "ça doit bien faire... onze ans que je n'en ai plus mangé. C'est mieux comme ça. Mais j'imagine que ce n'est pas un restaurant vegan..."

Oui, bien sûr. Le sang était sa seule source de nourriture et sa fascination pour la chair humaine devait être réprimée pour ne pas finir comme... "sa mère". Un hoquet la saisit, repensant à Kai et ses extractions cannibales. Mara demeura bouche sèche en fixant à nouveau Merry, comme pour lui rendre son attention, croisant les bras sur le bord de la table en se penchant un peu sur cette dernière. Il y avait ce sourire accroché à ses lèvres, involontaire mais présent, de quelqu'un qui apprécie tout particulièrement l'étrangeté de la situation tout en la subissant. Elle sentait bien cette appréhension dans le regard de la brune, ces questions qui lui brûlaient les lèvres. Elle allait demander, Mara en était sûre. Elle allait le demander. ET quand Merry le fit, la française eut presque le réflexe de murmurer sa phrase, amusée.

"Non, je suis de Downtown."

Pas de pourquoi, pas de mensonge. Mara détestait mentir et le drôle de la situation était justement de ne rassurer personne. Le centre-vile huppé était bien loin de the Glebe et comme l'attestait son allure, Mara était une femme aisée qui jurait horriblement avec le petit quartier populaire. Comme une tâche de café sur un chemisier. Un intrus dans une image, un point rouge sur un mur gris. Souriant plus finement, elle laissa le serveur leur ramener leurs boissons en appréciant la couleur bleue de son kir, mélange de champagne et de sirop de bleuet ; si l'alcool n'était pas son violon d'Ingres, elle avait toujours apprécié les couleurs et les sensations. Les petites bulles du champagne étaient volontiers bienvenues sur un palais carnassier qui ne connaissait plus que le goût du sang frais.

"Je prendrais une chaudrée de palourdes", dit Mara au serveur comme pour essayer de faire durer chaque instant de trouble entre elle et la jolie brune aux yeux clairs.

Certes, la situations, leur conversation était étrange mais la Stryge ne prenait pas leur amphigouri pour une contribution galante : elle n'avait nulle intention de faire du charme à cette demoiselle. Sinon, elle y serait aller directement et sans prendre de gants, comme elle le faisait toujours. Elle prit un air choisi en refermant le menu, prenant une lampée préliminaire de son apéritif en souriant sans objet, un peu aux anges.

"Je vous ai déjà vue aussi, plusieurs fois. Enfin....", son sourire s'élargit, "pour ne rien vous cacher, je ne vous voyais pas, je vous regardai."

Rien pour arranger les choses, mais une drôle d'honnêteté, d'entierté chez la Stryge. Ce besoin d'être moins faux qu'il n'y paraissait, et de s'amuser un peu de l'autre. N'était-ce pas simplement innocent ? Rien n'était simple avec les femmes, surtout pas les non-humaines. Elle avait bien senti l'odeur de Merry ; une fragrance qu'elle ne connaissait pas mais qui n'était pas vraiment humaine... sans pour autant être comme celle des Stryges.

"Et vous ? Vous m'aviez vue ou vous me regardiez ?"

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Do not know what you steal  ▽ Chacune avait l'air ennuyée de l'autre à sa façon. Mara décortiquait le menu sans vraiment le lire avec attention alors que son invitée surprise -pas si surprise que ça, mais cette fille avait un certain culot - demeurait dans ses retranchements. Cette dernière clama ne pas aimer la viande en commandant une entrecôte, ce qui fit sourire la stryge d'un air à la fois amusé et froid. Comme elle l'avait imaginé, l'autre femme se tendit à son aveu ; il fallait être stupide pour ne pas constater le caractère louche de leurs rencontres régulières : ce n'était surement pas du au hasard. Lui ne faisait pas les choses de cette manière-là, alors que la préméditation, elle... la voyant prendre un air fendeur, la rousse releva crânement la tête en refusant de baisser le regard ; ses yeux bleus semblèrent plus sombres, teintés d'une sourde colère, de quelque chose d'aussi indomptable que ce qui éclairait le regard de Merry en face d'elle.

"Je m'en doutais bien, je plaisantai.", pas vraiment, à vrai dire, "détendez-vous."

Si cela ne sonnait pas comme un ordre, il y avait à présent dans la voix de Mara un accent polaire qui donnait un simple conseil "d'amie". Il valait mieux se détendre car elle sentait bien la nature différente de la jeune femme en face d'elle, et ses sens de stryge identifient sans peine les émotions en surface : une sorte de crainte mêlée à de l'agressivité, comme celle des grands prédateurs craintifs. Elle-même ressentait exactement la même chose, ombrageuse et retranchée comme ces bêtes qui se demandent quand elles devront attaquer pour se défendre. La tension être les deux femmes fut à cet instant si forte qu'elle fut presque palpable, mettant la pauvre serveuse venue leur apporter leurs assiettes plutôt mal à l'aise.  Mara ferma les yeux et prit une inspiration, préférant se taire. Elle ne toucha en aucun cas à sa chaudrée, allant même jusqu'à la repousser du plat de la main sur le côté tandis que Merry piochait quelques frites à la main, ce qui tira une grimace de dégoût à la rousse.

Voyant cette dernière relever le regard sur elle, la stryge le soutint à nouveau, ne trouvant rien à répondre à la question de la brune. Il n'y avait pas d’explication qui la satisferait, mais elle pouvait toujours lui dire la vérité ; cela ne coûtait pas grand chose. Prenant une gorgée de son kir pour détourner l'attention, elle prit son temps. Ce genre de chose est difficile à définir, mais elle aimait aller à l'essentiel, en général. Si Merry souriait pour cacher sa tension, le visage de Mara au contraire devint de pierre ; presque littéralement. IL avait quelque chose d'étrange dans sa fixité, comme un masque, et ses yeux si bleus étaient en réalité glauques et sombres, comme si aucune vie ne les habitait.

"J'ai senti que vous n'étiez pas comme les autres, et je voulais savoir qui vous étiez. Je ne parle pas d'une pauvre tentative de drague ; je sais que vous êtes différente, tout comme moi. Mais nous ne sommes pas de la même espèce."

Son ton, affreusement sérieux et grave, avait des accents lents et particuliers, comme si sa voix passait du chantant et nasillard au contre-ténor à la langue de pierre. Un accent de vieille gargouille qui ne s'en cachait pas, au delà de son regard vide de vie.

"Je suis lesbienne, mais je ne m'arrête pas à l'orientation des gens", elle haussa les épaules, perdant de son statuesque pour terminer son kir avec un air plus... humain, "mais disons... j'aime suivre les belles femmes dans la rue. Je ne suis pas sensée voir une étiquette sur leur tête me détaillant leurs goûts", elle eut un sourire loin d'être goguenard, mais plus sincère, "vous étiez simplement au mien, et je voulais vous regarder. Il n'y a aucun mal à regarder."

© ACIDBRAIN