Le monde ne tournait plus rond. En avait-il seulement déjà eu l'impression auparavant ? Comme à chaque fois qu'il n'y avait plus dans son existence le moindre intérêt à se lever le matin et à se coucher le soir. Où seule la fange le berçait dans cette ritournelle mortifère à laquelle il se soumettait, sans volonté, ivre d'une souffrance plus intense que la précédente qui lui ferait oublier son tourment. Soigner le mal par le mal. Mais si la fuite avait marché un temps, si il parvenait à feinter son âme en la gorgeant de stupre et de débauche, il n'en était plus rien. La détresse et la peine s'accrochaient à lui et le dévoraient tout entier, petit à petit, comme une gangrène vicieuse, affamée mais sadique au point de prendre son temps. Il avait appris à tordre sa douleur en se plongeant dans le vice, il avait même trouvé une compagne de jeu qui succombait aussi bien que lui à l'appel des profondeurs. Les ténèbres leur allaient si bien, et se rouler dans une démence masochiste les laissaient pantelant, comme ivres d'un monde qui n'avait plus de sens. Et la cause de leurs tourments était la même rousse froide et carnassière, insensible et dévorante. Mara ... Toute la volonté du monde ne lui permettait pas de la sortir de son crâne, pire, il se rapprochait de la seule femme qui partageait son lit et obtenait d'elle ce qu'il aurait toujours voulu.

Ce jour ne faisait pas exception. Il avait la rousse dans la peau dès qu'il ouvrait les yeux et elle ne le quittait jamais, même dans ses pires cauchemars. Elle était plus caustique que la soude, plus corrosive que la soude et plus toxique que le poison. Son obsession se muait progressivement en une haine coriace face à sa propre faiblesse, sa vulnérabilité quant à son image spectrale qui le hantait encore. Il l'imaginait, satisfaite, le regard torve, le sourire tordu d'un délire sadique à le savoir à sa merci sans rien n'avoir fait ... Tout cela n'était qu'un délire un peu paranoïaque dont pourtant il n'arrivait pas à se défaire. Dans les faits, surement l'avait-elle complètement oublié et ne se souvenait même plus de cette soirée à la galerie. Il n'arrivait pas à décider s'il en était soulagé ou fou de colère.

Son pas claque un peu alors qu'il remonte un énième couloir de l'université. Heathcliff enseignait aux Beaux Arts depuis bientôt deux ans et il faisait ça et là des interventions ou des conférences quand on le lui demandait. Il s'était engagé pour cette conférence pendant l'université d'été il y a des mois, loin d'imaginer dans quel état il s'y rendrait finalement. Impossible de se décommander, il avait essayé en vain, il était donc résolu de traiter de son sujet devant les quatre vingt étudiants qui étaient inscris. Un vrai succès, à en croire les organisatrices de la scolarité. Mais c'est dans l'indifférence la plus totale qu'il arrive dans l'amphithéâtre déjà plein à craquer.

Il porte un complet noir composé d'une chemise de soie noir, d'une cravate assortie, d'un pantalon de cuir et des habituelles chaussures à plateforme aux fermoirs en acier. Ses lunettes de soleil, rondes et opaques, ses gants de velours et sa bouche rehaussée d'un large trait de rouge à lèvre violet foncé. Il avait toute la panoplie du Mithridatiseur, ce peintre vedette parmi la haute société, de plus en plus populaire au Canada mais aussi aux USA. Ce succès le dépassait autant qu'il lui était égal. Heathcliff recherchait autre chose dans la peinture que la célébrité ou la gloire. Il monte sur l'estrade, bien que surplombant déjà la salle du haut de sa carrure immense, ouvre le bouton de sa veste et réajuste le micro dans lequel il va s'exprimer. Quatre heures de conférence sur la place de la torture dans la symbolique au coeur de l'art pictural néo-gothique. La rumeur des conversations se tait brusquement quand sa voix rauque résonne, d'abord comme un murmure guttural.


La conférence touche à sa fin. Heathcliff regroupe ses notes, et adresse ses remerciments mornes et sans conviction à l'assemblée avant de demander, comme il est de coutume, s'il y a des questions. Il balaie la salle du regard, désirant surtout échapper à cette exercice. Comme il s'en doutait, personne ne s'était manifesté ouvertement, mais quand il conclut en proposant à tout le monde de sortir, une masse compacte d'étudiants arrivent à sa hauteur. C'est sur une silhouette blonde, pâle, presque fantômatique que se pose son regard dur. Sous les gloussements et les soupirs, il retira ses lunettes de soleil, et dépose son regard asymétrique intriguant et intrigué sur la jeune femme. Ses doigts remuent sous le pupitre et en quelques secondes, il a la preuve que cette toute jeune étudiante est morte. Il lui lance un rictus, attendant de voir si elle oserait approcher, commençant à répondre négligemment aux questions qui l'assaillent.