« Comment se porte Oreste ? » Oh. Maman et ses questions. Lorsqu’elle me parle d’Oreste, je me sens toujours coupable. Coupable de ne pas lui avoir dit la vérité il y a trois ans, lorsque je suis partie en France. J’ai avoué la vérité à certaines personnes, certes, mais je n’ai jamais eu le courage de le faire face à mes parents. Ils sont très ouverts, loin d’être conservateurs comme bien des familles et ils auraient compris… Plus ou moins. Parce que moi-même à l’époque je n’avais su comprendre ce qui se passait et quand je connais la vérité à présent, ils n’auraient rien compris de toute façon, parce que la vraie raison n’est pas sous nos yeux d’humains. C’est impressionnant. Je peine toujours à réaliser que tout ce à quoi je croyais gamine, n’est en fait pas si loin que ça de la réalité. A la différence que les crapauds sous les flaques d’eau n’existent pas. Mais que… Les fantômes, peut-être. Je n’ai pas encore interrogé Oreste à ce sujet, mais il va falloir que je lui en touche deux mots. J’ai des questions. L’humaine s’interroge. « Bien. Il va bien. » C’est vrai, il se porte bien. Mieux depuis qu’il n’a plus sa malédiction, mieux depuis que nous sommes de nouveau ensemble. Il se porte bien mieux qu’il y a quelques mois de ça. « Je suis contente que vous vous soyez retrouvé, tous les deux. Trois ans, c’est long pour un pauvre homme. Je n’imagine même pas comment il a pu passer son temps en t’attendant ! » « Maman… » « Quoi ? C’est vrai ! C’est un homme, il a besoin de se soulager un peu. » « Maman ! » m’exclamé-je, alors que Papa éclate de rire et c’est contagieux. Oh mon dieu. S’il était là, il serait rouge tant ça l’embarrasserait. Et rien que pour ça, il est fort possible que je lui en parle tout à l’heure.

Après notre fameux thé ensemble, je prends mon vélo, en faisant un dernier signe à mes parents. Je les vois toujours très inquiet lorsque je me décide à partir. La nuit ne les rassure pas. Et depuis que je connais l’existence du surnaturel, moi non plus. Quand je pense qu’autour de moi, j’ai toujours fréquenté des personnes qui avaient des secrets à cacher et dont je n’ai pas douté l’existence… Mais le trajet se passe bien. Je descends de mon vélo lorsque j’arrive en face du salon de thé, à Westboro. Salon fermé à cette heure. Et je commence à marcher près de mon moyen de transport, avant de m’arrêter soudainement et tourner doucement la tête sur le côté gauche. Ce banc qui me fait de l’œil est toujours là, intact. Avec hésitation, je m’en approche et laisse reposer mon vélo à l’aide de sa béquille, tandis que mes pas me mènent jusqu’à ce banc que j’effleure d’abord du bout des doigts avant de m’y installer. Il me ramène trois ans auparavant, à ma rupture, lorsque j’avais chapardé un pot de Nutella dans les placards pour me goinfrer avec. Une tentative de suicide disaient certains médecins. Magyar, l’homme m’ayant amené à l’hôpital y a cru lui aussi, avant d’obtenir la véritable raison. C’était juste une tentative désespérée d’une femme ayant besoin d’un truc similaire à la crème glacée, d’une gourmandise dont elle n’a pas le droit habituellement. Avec mon allergie aux fruits à coque et mon envie constante de Nutella, mon choix avait été rapide. Et puis il y a eu tout le reste ensuite… La fausse couche qui me hante encore. Un mini-moi, un mini-lui, un mini-nous qui n’existe pas et qui aurait pu voir le jour. Ce banc me rappelle tout ça. Tout ce que j’ai perdu il y a trois ans, alors qu’aujourd’hui, les choses semblent se rétablir. Si Magyar était là, je pourrais tout lui raconter. Peut-être bien lui présenter mes excuses pour mon départ précipitée, telle une voleuse. En trois ans, il a dû oublier la petite femme aux joues d’hamster et je ne lui en voudrais pas pour ça.

Journée longue et fatigante oblige, Magyar se sentait épuisé. Même s'il était habitué au rythme parfois effréné de son métier, il ne se facilitait pas la vie à vouloir donner de son temps pour l'hôpital, qui manquait de personnel. Il ne comptait pas ses heures, parce que les naissances ne s’anticipaient parfois pas ! Et au-delà des accouchements, il y avait toujours bien plus de consultation que sans son cabinet privé, plus coûteux. Si bien qu'à la fin d'une garde de 48 heures, le Pixie manquait cruellement de vigueur. Vidé de toute son énergie, il fallait dire qu'il n'avait qu'une envie : rentrer chez lui faire un poutou à son frangin, s’enquérir de son état... et s'effondrer sous sa couette pour un bon dodo réparateur. Surtout qu'il connaissait assez bien la fée Lolo pour savoir qu'au réveille, il aurait droit au p'tit déjeuné du siècle. Oh, qu'il avait hâte ! Ses deux jours de week-end à lui étaient peut-être en décalés par rapport aux autres, mais il trouverait forcément le moyen de voir ses proches. Pas grand-chose lui suffisait, une petite heure accordée et il serait heureux. Si bien qu'il avait quitté l'hôpital, pour repasser au cabinet sur son atroce mobylette, bruyante à souhait pour voir une dernière patiente, bien que tardivement. Puis, il boucla sa journée. Pourtant, il ne s'empressa pas de rentrer chez lui, au contraire, et ne s'arma pas de son casque pour renter. Non ! Au lieu de cela, il passa prendre son kebab hebdomadaire, le bon gras en sandwich qui requinque, avant de se diriger vers un endroit bien précis : le fameux banc près de la mare aux volatiles, plus ou moins aimables selon la saison (les volatiles, pas le banc, haha !).

Cela faisait trois ans qu'il honorait ce rendez-vous. Chaque semaine, le Faës se rendait sur le banc, qu'il neige ou qu'il vente, qu'un déluge s'abatte ou non sur sa carcasse, il venait au moins y jeter un coup d’œil, le même jour et toujours à la même heure : le moment précis où il avait rencontré une humaine à face de Hamster. A croire qu'il était d'une fidélité telle, qu'elle frisait le ridicule. Bon d'accord... c'était le cas. Car après tout ce temps, il était clair que la femme qu'il avait rencontré ici et avec qui il était devenu si ami ne reviendrait pas. Car un jour, elle n'était pas venue, la semaine suivante non plus, et ainsi de suite. Magyar avait mis un temps fou avant d'accepter l’idée qu'Hécate avait sans doute décidé d’aller voir ailleurs, si le monde était plus intéressant depuis un autre banc, dans un autre parc et probablement même dans une autre ville. Mais le Pixie lui, avait gardé cette habitude. Et même si le temps passait et que ce rendez-vous devenait presque personnel, il gardait un sens particulier puisqu'il avait toujours l'impression de pouvoir continuer à lui parler malgré son absence. A lui raconter ce qu'il vivait de temps à autre, de drôle ou au contraire de plus difficile. Et puis, il essayait aussi de s'imaginer quelle vie Hécate pouvait maintenant mener. Si elle était à nouveau heureuse, si elle avait trouvé de quoi guérir. Et si, parfois, elle était amené à repenser au type un peu couillon, avec qui elle avait pourtant été complice un certain temps. Le souvenir de sa présence, des éclats de rire, des confidences et des bons moments partagés lui réchauffait souvent le cœur. Lui qui s'attachait à si peu de gens en vérité, depuis la mort de Baïa, avait trouvé en Hécate la présence féminine qui ne le mettait pas mal à l'aise, ou ne l'intimidait pas. Enfin pas toujours… C'était simple, facile, et il regrettait sa présence.

Mais le Pixie en arrivant devant le banc, ne sembla pas voir la silhouette fine qui y était déjà installée. Sans doute était-il trop dans la lune, comme souvent, pour s'en apercevoir et la fatigue n'aidait pas à le rendre plus observateur. Alors il prit place, observa l’environnement déjà plongé dans une belle obscurité, uniquement éclairé par un lampadaire un peu plus loin. Au départ, il avait eu la trouille quand les jours raccourcissaient... courageux mais pas téméraire pour un sous. Mais maintenant il avait l’habitude de cette étrange ambiance nocturne. Lentement, il ouvrit son snack pour manger deux frites d'un coup, et soupira d'aise.

« Aaaah Hécate, j'ai tellement de truc à te raconter. En plus j'y comprends rien aux gonzesses et mon pote Selen c'est pas mieux non plus alors... Je sais même pas comment il a fait pour décrocher un ticket comme ça d’ailleurs. J'aurais bien eux besoin de tes conseils à toi ! »

Il bailla ensuite férocement, avant de se taper un enchainement de frites type jeux olympique de la graille et mâcher avec lenteur. Puis, le regard toujours dans le vague, il reprit en s'étirant, manquant même de faire tomber sa bouffe par terre.

« Parfois tu sais, j'ai vraiment l'impression que tu es encore là. Je dois être un peu taré à parler tout seul sur un banc vide. Même les canards me regardent bizarrement ces derniers temps. Ils n'ont pas confiance... »

Il lâcha un rire, se moquant de lui-même et de son humour tout à fait lamentable. Puis il tourna la tête vers l’emplacement que tenait toujours Hécate, comme pour vérifier sa réaction. Un tic qu'il avait gardé lui aussi, les habitudes ont la dent dure ! Et puis, c'est là qu'il la découvrit... Son visage se figea dans une expression d'étonnement après avoir sursauté à s'en faire un bleu au postérieur, les mains crispées sur son snack. L’effroi d'abord, l'avait saisi d'être ainsi surprit par une présence. Et puis, il prit une grande inspiration en se rendant compte qu'il s'agissait d'Hécate. Hécate !! En chair et en os, et non plus seulement vaporeuse, pas juste une simple image émanant de ses souvenirs !

« Oh mais mais MAIS TU ES VRAIMENT LA ?? »

Cette fois le kebab se retrouva bel et bien par terre, mais il s'en fichait pas mal ! Sans attendre, il éclatait de rire pour bondir dans le bras de son amie... Il allait falloir du temps pour redescendre maintenant, mais la fatigue elle, s'était tout simplement envolée !

Perdue dans mes pensées, je n’avais pas encore vu arriver l’homme auquel je songeais il y a quelques secondes encore. C’est seulement lorsque j’entends mon prénom et son timbre de voix que j’y fais attention. Mon cœur rate un battement et telle une automate, je tourne la tête vers lui. Lui qui est en train de me parler, comme si le temps n’avait pas compté. Plus il parle, plus j’ai l’impression qu’il n’a pas remarqué ma présence et qu’il parle dans le vide, à un fantôme du passé. Est-ce vraiment possible qu’il ne m’ait pas oublié après tout ce temps et qu’il ait continué à m’adresse la parole ? A me confier des choses sans que je sois au courant ? C’est pourtant ce qu’il confirme lui-même : il se confie à moi en ayant l’impression de me sentir, mais cette fois-ci, je suis bien à ses côtés, à le voir manger son sandwich comme un morfal, sans même en laisser aux canards, ses amis. Le connaissant, il laissera bien une frite pour eux qui se battront pour en avoir un petit morceau. J’affiche un sourire, amusée, et fixe les canards, dont deux qui sont tournés vers nous. S’ils pouvaient parler, je suis sûre qu’ils se moqueraient ouvertement de la situation cocasse. Moi-même j’ai envie de rire tant je trouve ça drôle. J’entrouvre la bouche, prête à l’appeler, lui faire savoir qu’il n’est pas si seul qu’il en a l’air, mais l’homme me devance en posant enfin ses yeux sur moi, avec un sursaut digne de ce nom, qui ne manque pas de m’amuser Je referme la bouche, lui laissant le temps d’assimiler, de comprendre par lui-même que je suis toujours vivante. Je me mords les lèvres, non sans cacher mon enthousiasme et éclate de rire lorsqu’il réagit enfin, en sautant sans penser une seconde qu’il pourrait m’étouffer avec son étreinte de bonhomme des cavernes. Je l’encercle de mes bras, d’abord avec force, puis avec plus de retenue, pour tapoter doucement sur son épaule. « Maaaag ! Nom de Dieu, tu vas finir par m’étouffer si tu continues à me serrer de tes bras féroces ! » m’exclamé-je, en posant mes mains sur ses bras, me défaisant de son étreinte, sans perdre mon rire. « A ce que je vois, tu ne m’as pas oubliée une seule seconde. Tu me parlais ? » Moi non plus, je ne l’ai pas oublié. C’est un homme, ami, qui a beaucoup compté pour moi. Il a été présent dans des moments difficiles et je lui en suis reconnaissante pour tout ce qu’il a fait pour moi. Il m’a repêché, là où je me sentais le plus mal. J’aurais pu mourir ce jour-là, s’il n’avait pas été là pour comprendre la gravité des choses, de mon inconscience à goûter le fruit interdit.

« Je suis là. Et toi, tu n’as pas changé. Toujours à bien manger. » Je penche la tête vers le kebab et ses frites qui font au moins la joie des volatiles. Si lui ne mangera pas cette chose, eux, par contre, s’en chargeront. C’est un festin qu’il leur a offert ! « Qui est Selen ? Et quels conseils avais-tu besoin en matière de filles ? Il va falloir que tu me tiennes au jus de ce qui s’est passé ces trois dernières années, je ne suis pas bien au courant. » C’est comme si… rien avait changé. Comme s’il n’y avait pas eu de longs mois sans nous voir. « Je suis contente de te voir, t’as pas idée. » C’est mon confident, un très bon ami en qui j’ai confiance. Le seul au courant pour ma fausse couche. Je n’ai pas osé en parler à d’autres personnes que lui. C’était plus facile pour me convaincre que ça n’avait pas existé.