Il fallait que j'aie un minimum de vie sociale. C'est le constat auquel je m'étais résigné lorsque j'ai décidé de m'inscrire à la faculté d'Ottawa. Je devais avouer que les siècles m'avaient rendu extrêmement solitaire. Une sorte de déconnexion s'était peu à peu installée entre moi et les vivants. Pour surmonter cela, côtoyer de nouvelles personnes m'était indispensable. A mesure que les années passaient, j'avais aussi cette volonté de me sentir vivant qui demeurait toujours en moi. Quelle contradiction n'est ce pas ? Vouloir de plus en plus appartenir à un monde que l'on comprend de moins en moins... C'était en quelque sorte l'histoire de mon existence.
Par conséquent, ce soir j'avais accepté l'invitation d'autres étudiants en histoire comme moi de se rendre au Mercury Lounge pour faire la fête. Ce lieu étant relativement sombre, je me sentais à l'aise malgré le volume élevé de la musique. La nuit était déjà bien avancée, et ma forme humaine sentait poindre les effets de l'alcool ainsi que la fatigue pour avoir accepté de danser au milieu de la foule venue s'éclater. Je commençai aussi à déraper légèrement, je venais d'embrasser une fille que je ne connaissais pas car elle était venue danser tout contre moi pendant un long moment. J'étais content de savoir que je plaisais, mais à présent je devais me poser un peu. Je m'installai dans un coin obscur, un peu à l'écart mais d'où je pouvais aisément observer l'assistance sans être vu.
Remettant nonchalamment mes cheveux en place avec la main, mon regard se posa vers une jeune femme que j'avais déjà vu à la fac : Artemis. Cette fille était un vrai pot de colle depuis quelque temps, il semblait que j'avais attiré son attention et maintenant elle prenait un malin plaisir à me poser toutes sortes de questions sur moi, sur ma vie, sur ce que j'aimais faire... Je l'avoue, je m'étais laissé prendre au jeu des questions réponses. Mes sentiments étaient flous à son égard, je la trouvais attachante et insupportable à la fois.
Une sorte de gros lourd semblait la poursuivre dans la boîte pour avoir ses faveurs. Il devenait évident qu'il la harcelait. Je regardai la scène avec un petit sourire, les charmes d'Artemis font des ravages visiblement. Mais mon expression changea lorsque je vis le gros lourd attraper le poignet de la jeune femme pour la ramener brutalement vers lui. Les choses semblaient empirer. D'un seul coup et presque sans m'en rendre compte j'étais déjà debout à marcher dans leur direction. Je ne me sentais pas particulièrement attaché à Artemis mais elle ne méritait pas ce qu'il lui arrivait à cet instant.
D'un geste brusque je dégageai Artemis de la poigne d'ours du mec et sans lui décrocher un mot je la poussai à l'écart. Je sais ça ne faisait pas trop "prince sur son destrier blanc", mais il valait mieux qu'elle sorte du champ de vision de ce mec le plus rapidement possible. Les choses pourraient dégénérer.
La preuve, la brute m'agrippait déjà par le col de ma chemise.
«Tu cherches les emmerdes toi hein ?  » cracha le mec d'une voix qui empestait l'alcool.
«Ducon tu vois bien qu'elle veut pas de toi alors laisse tomber ok ? » répondis-je en me dégageant.
Je jetai un coup d’œil sur le côté pour voir Artemis sortir de la boîte de nuit par la porte de service. Tant mieux. Ne regardant pas l'homme en face de moi, celui-ci en profita pour me lancer un crochet du droit qui me laissa abasourdi le temps d'une seconde. Je pouvais sentir le goût du sang dans la bouche. Mon adrénaline ainsi que ma colère grimpèrent en flèche. Si je m'abandonnai à ces pulsions, je savais que je pouvais créer ici un massacre digne des plus grands films d'horreur en utilisant mes pouvoirs. L'idée était tentante mais je ne m'en prenais pas à des innocents.
Revenant subitement vers mon agresseur, je l'agrippai fermement pour le regarder dans les yeux. Mes mains perdirent peu à peu de leur chaleur pour imposer une poigne glacée, et décidant de m'amuser un peu, d'un seul coup je montrai mon visage de mort, cadavérique et mutilé. Mon agresseur maintenant victime devint livide alors que je propulsai des vagues de peur dans son esprit.
« Tu dégages immédiatement c'est compris ?? Je ne veux plus jamais te revoir... »
Tétanisé et ne pouvant parler à cause de la peur, le mec détala comme un lapin. J'en étais débarrassé... Un courant chaud me traversa alors que je reprenais complètement forme humaine. Je ne risquai rien, le pauvre penserait certainement qu'il s'agissait là d'un délire causé par l'alcool s'il se souvient encore de cette nuit lorsqu'il se réveillera.

D'un seul coup, cette soirée avait perdu son attrait à mes yeux et je décidai de partir. En passant j'irai voir comment va Artemis. Je n'étais pas une nounou pour vivants comme les Banshee, donc je serai bref. De toute manière elle s'en remettra...

Je sortis par la porte de service qu'avait emprunté Artemis un peu plus tôt. Celle-ci débouchait dans une ruelle plutôt sombre, à l'arrière de la boîte. Je la vis un peu plus loin, mais quelque chose n'était pas normal.

« Artemis ? Est-ce que tout va bien ? Le mec est parti tu ne crains plus rien... »

Je m'approchai d'elle à petits pas, la main tendue pour inspirer la confiance.

Mes soupçons se confirmèrent bien vite lorsque je fus assez proche pour entendre les grognements d'Arte. Adossée contre un mur, elle semblait lutter contre quelque chose. D'une voix hachée elle m’ordonna de ne pas rester là. Je décidai intérieurement de ne pas l'écouter, plus que jamais elle semblait avoir besoin d'aide. Je fis encore trois pas, j'étais très proche de la jeune femme à présent. Mon intention était de pouvoir la regarder dans les yeux afin de lui faire comprendre qu'elle ne risquait plus rien et qu'elle pouvait lâcher la pression. Mais Arte tourna vivement la tête et m'interdit de la regarder. Sa voix était devenue très étrange, plus grave et entrecoupée de grognements. Bien malgré moi je ne pus m'empêcher de faire un mouvement de recul, quelques pas en arrière. Dans mon esprit s'affirma une évidence : Artemis n'était pas humaine, ou tout du moins pas une jeune femme "normale". J'avais une bonne connaissance des entités surnaturelles pour en être une moi même. Ce comportement presque animal chez Arte me faisait penser qu'elle serait une Berserker et non une humaine en fin de compte... Et à vrai dire, je ne savais pas trop quoi faire à cet instant précis, aider les vivants n'avait jamais été mon fort. Il devenait flagrant que j'allais devoir gérer la situation seul.
Et je devais la gérer vite car tout d'un coup Arte fonça dans ma direction. Je pouvais sentir qu'elle n'était plus aux commandes, l'animal en elle l'était. Il fallait trouver une stratégie maintenant ! Je pouvais utiliser mes pouvoirs bien entendu, mais cela consistait à révéler mon secret, chose que je ne voulais pas forcément faire. De plus, il n'était pas dans mes intentions de lui faire du mal. Elle faisait partie des rares vivants pour lesquels j'avais de l'estime. Je décidai donc de rester sous forme humaine, ne réservant ma forme et mes pouvoirs d'Ombre au cas où les choses tourneraient mal. « Arte arrête c'est moi !  » m'entendis-je crier dans sa direction. C'était peine perdue, elle était lancée, plus rien ne semblait pouvoir la stopper. Je pouvais m'enfuir ou bien... Mais le temps que je réfléchisse elle était déjà presque sur moi. Ma conscience me hurla de faire quelque chose. Dans un mouvement de réflexe les muscles de mes jambes se contractèrent pour me permettre de faire un saut d'esquive à la dernière seconde. Je tombai ensuite à terre sur le côté de la ruelle. Une violente douleur me traversa le dos alors que je cognai violemment le mur. Forme humaine de merde !! J'avais évité Artemis mais elle était toujours là, me traquant comme si je n'étais qu'une vulgaire proie.

Suite à ma chute, je sentis la colère monter en moi. Cette émotion était la source de mes pouvoirs depuis des siècles. J'y puisais ma force. Après tout, pourquoi ne pas prendre ma forme de Sidh ? Laisser s'exprimer toute la puissance de mes pouvoirs obscurs. Ce soir je pouvais m'improviser dresseur d'animaux sauvages... Cette perspective était tentante... En me relevant, mon visage était marqué par la haine. J'étais vexé d'être ainsi traité comme un moins que rien par une simple vivante. Mes yeux brillaient d'une lueur sombre.
Mais en me retournant dans la direction d'Arte, ma colère retomba d'un seul coup. Je ne pouvais pas faire ça, elle était innocente. Plus les siècles passaient pour moi, plus j'avais du mal à faire la différence entre les innocents et les nuisibles. La haine qui me consumait semblait vouloir torturer de plus en plus de monde. Elle était insatiable. Je devais résister.

Je fermai un instant les yeux pour reprendre me concentrer sur le moment présent. Mon visage se détendit un peu malgré que mon esprit fût en ébullition. Elle était là, face à moi. Je devais tenter le coup sans mes pouvoirs. Au moins une fois. Je fis un pas vers elle, les bras en croix comme si je souhaitais lui faire un câlin, le visage suppliant. « Calme toi je t'en prie. Reprends le contrôle...  » Pour lui prouver qu'elle n'avait rien à craindre, je me mis à genoux devant elle. J'étais sans défense. Les pavés était sales et j'étais certainement en train de ruiner mon jean. Tant pis... Dans le pire des cas, Arte me sauterait à la gorge pour me mordre, chose qui serait fatale pour un simple humain. J'étais bien plus que cela désormais. La Mort était celle qui m'avait fait naître à nouveau, j'étais son enfant en quelque sorte. J'existerais en tant qu'Ombre pour l'éternité...

Mes yeux fixèrent les siens tandis que je tentai de sonder son âme, de retrouver l'Artemis que je connaissais dans ce regard. « Tu en ferais pas de mal à un ami hein ?  » D'un air de défi je dégageai mon cou pour dévoiler ma peau nue. En un éclair, elle pouvait briser la nuque de ma forme humaine. Elle pouvait répandre mon sang partout dans la rue que ça ne me ferait rien. De toute manière je ne pouvais pas mourir. Je faisais du bluff. Mon avantage était qu'elle ne savait pas que j'étais immortel. Mon objectif était de tirer sur sa corde sensible pour lui faire entendre raison. « S'il te plait...  » Je sanglotai doucement, et mes beaux yeux se remplissaient de larmes. Il y avait une part de jeu d'acteur certes, j'étais une vraie Drama Queen, mais je voulais la contenir, la calmer. C'est ma nature, prêt à tout pour arriver à mes fins. J'allais échouer lamentablement ou réussir...

Spoiler:

Ne faire aucun mouvement brusque, rester calme... Voilà ce que je répétais en boucle dans mon esprit alors que j'étais sans défense face à Artemis, ou plutôt face à son alter-ego animal. J'avais que peu de connaissances sur les Berserkers, mais néanmoins je savais qu'il fallait aider mon amie à reprendre le contrôle sur la bête. A genoux devant elle, j'avais décidé de jouer le tout pour le tout. Qu'est-ce qu'il fallait pas faire quand même... Ce n'était décidément pas la tournure que j'avais souhaité pour ce soir. Mais bon j'y étais en plein dedans à présent.
Il me sembla peu à peu que quelque chose changeait en Artemis, son regard cristallin semblait en proie au doute. Soudainement, elle fit un grand mouvement de recul et alla en marche arrière tout en titubant. Juste quelques pas.  Pour ma part je maintenais ma position. L'esprit de mon amie était en lutte, je pouvais facilement le percevoir, elle basculait d'avant en arrière. J'étais vraiment inquiet à présent, mais je me forçais à rester immobile pour ne pas l'effrayer ce qui aurait certainement pour effet de faire revenir les réflexes et la présence de l'animal. Mes yeux étaient écarquillés devant cette scène, moi qui d'habitude arrivai bien à cacher mes émotions, cette fois ci c'était différent. En plus de neuf siècles d'existence ce genre de spectacle demeurait rare. Puis elle enfonça ses ongles qui avaient l'air de griffes dans les paumes de ses mains. Ma bouche s’entrouvrit, je voulais me manifester, lui crier de ne pas se mutiler ainsi. Mais je sentais que ce n'était pas à moi d'intervenir. Mon amie devait affronter seule cette part d'elle-même.  

Après un  laps de temps qui me parut durer une fraction de seconde, elle s'effondra au sol. Instinctivement, j'avançais mes bras pour tenter de la rattraper, d'amortir un peu sa chute. Elle était désormais à genoux face à moi. Son souffle était haletant, comme si elle venait de courir un marathon. Elle posa sa tête sur mon épaule. Je ne refusai pas le contact et je pris l'initiative de l'enlacer dans mes bras comme on le ferait avec un enfant. D'habitude plutôt solitaire, je n'avais que rarement l'occasion d'entrer en contact physique avec une personne vivante. La sensation de toucher que je pouvais avoir sous ma forme humaine me paraissait étrange, après tout il ne s'agissait que d'une forme de déguisement que je revêtais pour déambuler parmi les humains....

Je sentais qu'Artemis se calmait, sa respiration devenait plus régulière. J'étais soulagé de la savoir sortie d'affaire et également un peu fier de moi, j'avais réussi à accomplir une chose importante sans recourir à mes pouvoirs. C'est quelque chose que je souhaitai me prouver à moi-même depuis longtemps. Je fermai les yeux quelques secondes pour me remettre moi aussi de mes émotions. L'instant cessa lorsque mon amie recula. J'ouvris les yeux pour distinguer qu'elle me fixait avec inquiétude. Pour ma part, mon regard exprimait surtout une grande fatigue. Mais une bonne fatigue, comme lorsque l'on fait une chose éprouvante mais qui fut bénéfique. Le maquillage d'Artemis était fichu, mais je me préoccupai surtout des blessures sur ses mains. Je voulais déchirer un morceau de ma chemise pour en faire des bandages mais avant que je puisse agir, elle essuya ses mains sur sa tunique. Elle me parlait, mais j'étais encore un peu sous le choc de ce que j'avais découvert ce soit. Mine de rien cela n'avait rien d'anodin, il fallait que je prenne le temps d'encaisser. Il faudra que tu désinfectes ça une fois rentrée chez toi...   Je venais de parler comme un robot. Vous savez comme lorsque l'on sort des banalités mécaniquement alors que l'on a l'esprit ailleurs. Eh bien c'était exactement ce qu'il m'arrivait à cet instant. Le moment était des plus gênants, je venait de sauter dans l'intimité de mon amie, j'avais vu une part d'elle-même qu'elle tenait secrète. Je ressenti un fort sentiment de compréhension à son égard. Moi aussi j'avais un grand secret et je tenais secrète ma vraie nature.

Fallait-il que je lui révèle que j'étais un Sidh en retour ? Mieux valait attendre un autre jour, il y avait eu assez d'émotions pour ce soir. Elle me demanda de ne rien dire à propos de ce que j'avais vu. Elle avait le même réflexe que j'aurai si moi-même j'avais été surpris dans une telle situation. Dans un souffle je murmurai   Bien sûr... je ne dirai rien...   Je baissai les yeux, mis mal à l'aise par son regard suppliant. Je ne parlais pas trop mais mon esprit bouillonnait.
Devant mon silence, mon amie me demanda si j'avais des questions. Evidemment j'en avais des tonnes. Entre temps j'étais aussi revenu à la réalité, on était toujours dans cette ruelle sombre, et il était tard. Ecoute je crois qu'il vaut mieux que je te raccompagne chez toi, on parlera en marchant d'accord ?    Et pour montrer l'exemple je fis quelques pas vers la sortie de la ruelle. Puis je m'arrêtai pour lui laisser le temps de m'emboîter le pas.

Je tentai de remettre mon esprit en ordre. Evidemment je connaissais l'existence du surnaturel mais il fallait pas trop que je le laisse paraître. Tu n'es pas une humaine ordinaire n'est-ce pas ?    Je savais la réponse, mais je souhaitai l'entendre dire de vive voix. Ce serait un moyen de tirer un trait sur ce qui venait de se passer, et ce pour le remplacer par un souvenir de confiance, un moment de confidence.
J'étais songeur, ça ne devait pas être facile pour mon amie d'avoir ce genre de crises.   Tu sais depuis combien de temps que tu as ça en toi ? Ça t'arrive souvent ce genre de crises ?    Je l'avoue, j'étais curieux mais ce n'était pas de la curiosité malsaine. Je tenais à en savoir plus sur Artemis car j'avais de l'estime pour elle et parce que je pouvais comprendre ce qu'elle endurait parfois...