Elle avait l'air d'aller mieux, avant de poser son regard glacial sur le tableau. Un filet de sang dégouline de son nez blanc et droit et elle renifle en s'essuyant un peu, détournant les yeux bien qu'Heathcliff sente au fond d'elle, un désir énorme de détailler l'oeuvre. Il y avait quelque chose en elle qui décuplait ses sensations artistiques et le peintre le percevait sans pouvoir l'expliquer. C'est elle qui l'expliqua d'ailleurs. Un diagnostic comme sonne le glas. En fouillant loin dans ses souvenirs, l'Alchimiste se remémore d'une drôle de maladie neurologique qui porte aux délires hallucinatoires les perceptions des personnes atteintes face à l'art. Une histoire d'art florentin et d'églises italiennes, s'il se souvenait bien. Il hoche la tête gravement, cherchant à croiser les orbes d'opales qui l'ont tant bouleversé auparavant. Il n'avait pas osé la lâcher, surtout qu'elle vacillait encore, s'accrochant à la céramique de la baignoire pour échapper à la faim du sol qui l’entraînait dans une vertigineuse danse d'équilibriste au dessus du vide. Il lui servait de garde fou, ou il aimait à le croire quand elle était le sien, à n'en point douter.

Mara. Un prénom français. Français comme sa mère l'était. Et elle lui répondait avec un accent qui ne faisait que confirmer son intuition. Assistante funéraire. Étrange occupation pour un être immortel. Ou pas si étrange que cela car il comprenait ce qu'il y avait de rassurant à côtoyer ce que tous cherche à fuir et qu'on est parvenu finalement à contourner dans une victoire du néant contre le chaos. Et c'est avec une pudeur toute en retenue, mais une fermeté ne souffrant aucune opposition, qu'elle déclara refuser son cadeau. Heathcliff échange avec le portrait un regard que le miroir renvoie à son propre reflet. Il découvre son corps comme intriqué, entrelacé avec celui de sa muse qui se prélasse et s'offre au bain de sang qu'évoque ce carmin dégoulinant seulement rehaussé de quelques touches de noir et de blanc. Le désir qui avait quitté ses membres fourbus menaçait d'éclore à nouveau entre ses cuisses et dévorer ses entrailles avec la même férocité que le pouvait la Stryge, cette violence inhumaine dans le regard. Il déglutit. Le contact de sa paume d'albâtre dans sa grande main arachnéenne maculée de pigments l'électrise et laisse un frisson glacé et brûlant tout à la fois, remonter le long de sa colonne vertébrale.

Elle avait les yeux clos, la tête légèrement penché en arrière, et un rictus qui étirait ses lèvres fines dans un sourire de l'ange beaucoup moins mortifère. Cavalier et mu par un besoin presque viscéral qu'il se sentait incapable de refréner, Heathcliff entrelaça doucement ses doigts nus avec ceux de la rousse. Et il y a une amertume presque rêche, râpeuse, dans ses paroles et sa voix nasillarde à l'accent français quand elle lui suggère que les vivants n'ont pas le monopole de l'art. Ni la beauté, ni la laideur, ni la morosité la plus profonde, ni la joie la plus vive. Rien de ces principes si terre à terre n'avait de prise quand il s'agissait de l'émotion la plus pure et de la sensation la plus intense qu'une oeuvre peut déclencher. Ses derniers mots, mourant dans le silence âpre et étouffant de la pièce, scellent le sort d'une mesure et d'une réserve contre lesquelles Heathcliff ne peut plus se battre.

Sa paume libre glisse contre sa nuque moite et s'insinue entre les mèches humides et flamboyantes qui encadre ce visage de damnation d'une auréole de feu. La lave déferle dans ses veines comme les poisons dont s'abreuve son pseudonyme pour le plaisir d'y résister. Mais il n'y résiste pas, il s'y abandonne, cédant complètement à sa nature vile et à son imperfection terriblement mortelle. A la puissance de son désir et à la vacuité de ses remords murmurés à demi-mots entre ses lèvres pleines et gorgées d'un sang n'implorant que le tranchant d'un croc acéré pour se répandre et inonder sa bouche de ce nectar de jouvence. Il s'approche, avalant ce souffle qu'elle ne respire pas comme pour mieux lui insuffler. Il s'approche encore, percevant l'arôme âcre et morne du formol derrière une eau de parfum de luxe. Il ne cesse de s'approcher et face à cette bouche étirée dans ce rictus démoniaque, il ne peut que déposer ses lippes avides et articuler, le souffle court, les entrailles noyées dans le magma destructeur de sa propre envie, faisant résonner sa voix grave et vibrante tout au creux de Mara :

"Soyez mienne, Mara."

Son prénom a un goût suave et délicat sur le plat de sa langue, et les mots qu'Heathcliff prononce sont en français. Ses lèvres bougent à peine et ce sont ses doigts d'araignée enlacés à ceux de la rousse qui en remuant, amplifient dans toute la pièce la supplique, rauque et gutturale, caressante comme l'est le velours saupoudré d'arsenic.

"Soyez ma muse et offrez-moi votre corps, offrez-moi votre âme. Je vous céderais tout le reste si vous me laisser faire de vous la catharsis transcendantale de mon oeuvre !"

Son regard asymétrique brille d'un éclat de folie étouffant son désir comme il glisse doucement sa langue dans sa bouche.