Le grincement de la porte d'entrée. La sonnerie macabre qui faisait écho au passage d'un visiteur dans la galerie. Il aurait du bouger. Il aurait du se présenter, se tenir face à son travail et accompagner son hôte. C'est ce qu'il aurait du faire s'il était autre chose qu'un homme troublé dont les sursauts et les tourments prenaient le pas sur tout le reste. Ses actes, ses pensées, tout était dicté par cette angoisse latente entre ses reins, par ce spasme rampant dans ses tripes pour fouiller les tréfonds de son être. Exister, survivre, vivre tout simplement. En avait-il seulement la force ? Cette recherche de l'éternité l'avait à ce point fatigué qu'il se sentait desséché, vide, creux.

Que restait-il pour motiver cette quête à part cette peur croissant dans son ventre, qui prenait une ampleur colossale à mesure que passait le temps et qui finissait pas retirer à sa vie la moindre parcelle de sens. Vivre pour ne pas mourir était aussi absurde que d'attendre la mort, courant à rebours sur son incorruptible tapis-roulant. Il aurait du avoir la force de surmonter. Il aurait du ... Il y avait tant de choses que sa lâcheté lui avait fait manquer, tant de temps perdu dans une quête chimérique qu'il n'avait aucune certitude de réussir un jour. Une vanité à la hauteur de sa vacuité intérieur. Un échec qui l'avait mis "mat" il y a déjà plusieurs années et pourtant il continuait à regarder avec effroi l'échiquier et à se remémorer sans but, le mouvement de chaque pièce.

Le fou noir. Cette pièce c'était lui. Son histoire, sa personnalité, sa névrose s'exprimaient dans ce morceau de bois poli et peint. L'obscurité d'une âme damnée sans espoir de rédemption. La folie d'un infidèle à qui il ne restait même plus l'ombre d'une conviction pour le laisser affronter la terreur sourde qui l'habitait. Son existence ne croisait jamais celles des autres, bloqué sur cette diagonale blanche qu'il parcourait sans fin, dans un sens puis dans l'autre, pour fuir ce qui finirait par le rattraper, le briser et l'engloutir dans les abysses du néant. Sa morosité aurait pu l'occuper des heures durant tant que le silence accompagnait ses élucubrations macabres. Mais le bruit discret des talons hauts qui arpentaient le parquet de la galerie et le souffle d'une personne bien vivante, faisant écho aux battements de deux cœurs, le sortit presque instantanément d'une profonde torpeur. Sa catatonie se dissipait dans ses membres alors qu'il remuait les doigts pour amplifier cette mélodie étonnement bien rythmée par la force de la vie.

Un petit sourire vient fendre son visage sombre, ses lippes pourpres s'écartant comme les deux berges d'une plaie béante alors que dans un grognement rauque il s'extirpe d'un imposant fauteuil en cuir. Son corps se déplie, ses longues jambes rehaussées de chaussures à plateforme lui conférant une taille encore plus colossale. Sa carrure, son charisme inquiétant, son style vestimentaire atypique et son visage difforme à l'intrigante asymétrie l'ont toujours rendu fascinant aux yeux des autres. Bien qu'Heathcliff se trouve méprisable, lâche et repoussant, Le Mithridatiseur joue de cette ambiguïté en attirance et effroi qu'il dégage et qui provoque l'intérêt de son public. Dans un mouvement ample, il écarte les pans du rideau de velours bordeaux qui sépare la dépendance de la salle d'exposition. Au fond, près du mur des lamentations où il aime exposer ses œuvres les plus tourmentés, il distingue une silhouette familière. Il reconnait la belle alchimiste au mariage de laquelle il s'était rendu il y a peu, apparemment invité par hasard. Ils avaient discutés un moment et il lui avait laissé sa carte pour qu'elle vienne choisir un tableau comme cadeau de noces.

Il ne lui faut que quelques enjambées pour la rejoindre, traversant la galerie sans un seul bruit. Alors qu'il arrive à sa hauteur, il perçoit un murmure de grâce, un ravissement à peine audible sur la toile qu'elle fixe depuis plusieurs minutes. Un sourire sincère et chaleureux étire ses lèvres pleines, toujours ému de réaliser combien son travail peut toucher ceux qui y portent un peu d'intérêt. Délicatement, il pose une paume gantée de cuir sur l'épaule de la jeune femme, espérant qu'elle ne sursaute pas bien que sa présence soudaine et silencieuse aurait de quoi la surprendre.

"Cette toile s'appelle La Naissance, vous plait-elle, Miss Matthews ? Je pense comprendre pourquoi elle a attiré votre attention si ce que j'entends se révèle exacte, et je me trompe que très rarement avec ce genre de ... choses. Vous attendez un enfant, n'est-ce pas ? J'entends un deuxième coeur battre en vous, et ce frémissement imperceptible alors que je vous avoue le titre de mon oeuvre laisse peu de doutes. Quoiqu'il en soit je me montre là bien cavalier à vous importuner de la sorte. Tout ceci ne me regarde pas, après tout. Je suis pourtant ravi de vous revoir."

Comme la première fois qu'il l'a rencontré, il lui fait face et s'incline légèrement avant de s'emparer de sa main froide et pâle pour y déposer un baisemain galant et suranné qui ne lui avait pas déplu, s'il se souvient bien.

Un petit rire léger.

"Alors vous pouvez m'appeler Heathcliff, ou Heath si vous préférez ! Pour vous servir, Avalon ! Votre prénom possède la musique délicate et subtile de ces êtres gorgés d'histoires. D'histoires et de secrets."

Il porte ses doigts à hauteur du visage de l'alchimiste et les agite doucement près de ses oreilles. Elle devrait percevoir le bruissement ténu du coeur de son "têtard" car son pouvoir avait suffisamment évolué qu'il pouvait projeter à un autre de sa race, pour quelques instants, un échantillon de ce qu'il entendait. Ka -boom, Ka-boom, Ka-bomm. Et le silence revient. Lourd et pesant de l'émotion qu'ils partagent à entendre pour la première fois et à l'unisson, les battements erratiques de la vie qui croit en elle. Volontairement, le peintre reste coi et repose son regard asymétrique sur la toile. Lentement, il retire ses lunettes de soleil et dévoile ses pupilles inquiétantes à sa compagne, comme prit dans l'atmosphère ténue de partage et de confidence qui se tisse entre eux.

"C'est exacte. Mes mains peuvent tantôt amplifier, tantôt atténuer chaque vibration que je perçois. Même les bruits les plus subtiles peuvent éclater en moi avec le fracas d'un orchestre symphonique jouant un morceau de Wagner. Et les orages les plus assourdissant ne sont qu'un murmure si je le décide. Et ce que vous avez entendu, si je ne m'abuse, est l'une des plus spectaculaire et émouvante des musiques qu'il m'ait été donné de découvrir. Et je vous en remercie, Avalon. La vie que vous portez est aussi belle que votre visage pâle. Pourtant, vous semblez si ... Pardonnez-moi, je n'ai aucunement le droit de prétendre lire en vous ..."

Il se lève subitement et met une distance entre la proximité dérangeante qui est née entre eux. Et remue les doigts pour amplifier le brouhaha de la rue, pour chasser les autres sons parasites qui le poussent à se montrer trop curieux et trop insistant avec la jeune épouse. Son regard asymétrique se repose sur la toile. Naissance. Un sourire fend son visage pâle et il croise juste un instant l'expression d'insoutenable beauté de sa compagne alchimique.

"Il est à vous. Je vous l'offre. Comme cadeau de mariage. Ou alors cadeau de naissance ... Acceptez, je vous en pris !"

Un moment hors du temps. Voila ce qu'ils venaient de partager. Il était rare pour Heathcliff de se sentir si à l'aise avec quelqu'un. Et sans doute était-ce la raison pour laquelle il se sentait coupable d'autant se laisser aller. Les autres de sa race, il n'en fréquentait que très peu. Il n'était pas compris parmi eux, pas soutenu dans sa démarche. La solitude le seyait mieux. Il avait la liberté de croupir dans sa culpabilité et de se laisser dévorer par ses angoisses sans subir le jugement d'autrui sur ses faiblesses et ses désirs illégitimes. De sentir Avalon proche de lui lui faisait du bien. Il n'aurait su l'expliquer. Il n'éprouvait pour la majestueuse femme aucune attirance sordide. Non, il la trouvait belle. Belle dans sa souffrance et sa retenue, belle dans son courage mutique et belle dans tout ce qu'elle avait l'air de devoir affronter sans pouvoir jamais se confier. Pour maintenir la façade : une image, une réputation, être à la hauteur, ne pas se montrer vulnérable, ne pas confier sa faiblesse. Heathcliff connaissait cela mieux que quiconque, c'est surement pour cela qu'il y était sensible, même s'il ne connaissait pas encore très bien sa compagne.

Il sourit. Un sourire sincère alors que les mots d'Avalon était comme une caresse sur ses plaies béantes. Il comprenait. En une seconde, une phrase qu'elle avait prononcé, il venait de comprendre. Pourquoi il éprouvait pour elle une étrange sympathie, pourquoi il voulait spontanément et instinctivement prendre soin d'elle et la protéger. Pourquoi aussi il ressentait sa douleur mieux que personne.

"Il est malade et ... Il va mourir, n'est-ce pas ?"

C'était plus une affirmation qu'une question. Il savait sans avoir besoin de l'entendre de sa bouche.

"Non ne dites rien, je comprends. Ce cadeau, si je tiens à vous l'offrir, c'est parce qu'il me tient à coeur que vous l'ayez. Et que votre enfant le voit. Et qu'un jour, peut être, vous lui racontiez son histoire. D'un vieux compère de même race qui vous aurait, un jour, offert ce présent. Je ne puis prétendre vous aidez autrement, Avalon, pas pour l'instant. Si cette toile pouvait être pour vous le réconfort qui vous soutiendrait dans votre tourmente, alors j'aurais l'impression de vous apporter mon aide, ainsi. Je ne puis malheureusement croire que vous désiriez ma compagnie, surtout dans la période troublée que vous semblez traverser, et je vous assure que je condamne ma démarche. Et pourtant je la poursuis. Je tiens à être là pour vous, si vous en ressentez le besoin. Et même si vous trouvez cela surprenant ou étonnant car nous ne nous connaissons pas. Pas encore, je l'espère !"

Heathcliff fuit son regard comme elle l'avait fait auparavant en regardant le tableau à nouveau. Ils se tenaient côte à côte, proche mais sans se toucher, le regard à l'horizon, perdu dans les couleurs pastelles de Naissance. Cédant à ce qu'il considérait comme un manque flagrant de politesse, mais dont il avait très envie, Heathcliff posa sa large paume sur l'épaule délicate d'Avalon. Pour lui montrer qu'elle n'était pas seule sans pourtant troubler sa réflexion. Il voyait qu'elle était entrain de réfléchir. Penchant doucement la tête, il attira son attention d'une pression du poignet et croisa encore un instant son regard de biche blessée.

"Puis-je vous proposer de partager une tasse de thé ? Ou un café ? Enfin, ce qu'il vous plaira ?"

Elle avait voulu le dire, confirmer de ses lèvres fines et habituellement pincées, et ainsi le rendre plus réel que jamais. Exorcisme de sa souffrance ou réelle confiance éperdue, son aveu était les deux à la fois. Et Heathcliff en fut touché. Son sourire le plus sincère et le plus tragique déformait son visage d'horreur pour lui donner une humanité si émouvante. Il ressentait la souffrance d'Avalon avec une intensité indescriptible, aussi, lorsque sa paume froide se posa sur son gant de velours, son coeur se remplit d'un élan immense de chaleur et de douceur. Un réconfort de l'âme, une caresse au désarroi. Qui faisait le plus de bien à l'autre, difficile à dire, mais ici, face à ce tableau, sans même se regarder, ils se comprenaient l'un l'autre comme seuls quelques âmes au monde, se croisant au gré des rencontres de la vie, peuvent se comprendre. Absolument, totalement, complètement. Une osmose fragile et volubile mais tellement importante. Sa confession a demi mots acheva de faire fondre le peintre. Une simple pression de la main qui englobe sa paume et une voix qui vibre, rauque et apaisante :

"Je ne vous abandonnerais jamais Avalon. Si vous voulez de moi à vos côtés, je serais toujours présent pour vous aidez à faire face à votre deuil, votre grossesse et votre enfant !"

Habile changement de sujet, Heathcliff ne peut se résoudre à lâcher la main pâle et cadavérique de sa comparse alors qu'il l'emmène dans la dépendance où ils pourront partager leur thé sur le divan. Il est immense mais elle est loin d'être petite, et leurs pas sont rapides jusqu'à passer derrière la tenture de velours pourpre qui sépare la galerie de l'univers plus intime et privé de l'artiste. Il ouvre le pan de tissu et laisse passer son hôte en consentant à lâcher sa paume diaphane. Il s'active sans un mot vers la petite cuisinette pour faire bouillir de l'eau qu'il verse consciencieusement dans une théière et attraper sur une étagère vertigineuse pour le commun des mortels, une boîte contenant différents paquets de thé. Un petit pot de miel, un petit pot de sucre. Le géant au visage improbable qui se veut souriant et avenant dépose le tout sur une table en marbre et finit par servir deux tasses et deux soucoupes avec les petites cuillères assorties et une boite de madeleine à la vanille et de palets fourrés au chocolat. Un service tout droit sorti d'Alice au Pays des Merveilles, mais tout Lord anglais qui se respecte, sert respectueusement le thé. Il présente les différents parfums à Avalon pour qu'elle choisisse, l'incitant tout de même quelque peu.

"J'ai de la canneberge, c'est idéal pour les femmes enceintes, à ce que je sais, mais aussi de la prunelle à la cannelle, ou de la rhubarbe à la vanille. Oh et il y a celui-ci. C'est le thé de ma ... de ma maman. Un thé blanc au jasmin et fleur de cerisier qu'elle se faisait commandé spécialement de Paris, même lorsque nous vîmes habiter au Canada. Maman était française."

Un souvenir, un instant de nostalgie mélancolique. Et son regard asymétrique se perd dans les méandres d'une mémoire qui pour une fois, ne lui fait pas tant de mal. Comme si évoquer le souvenir de sa défunte mère avec une compagne Alchimiste apaisait la rage dans son coeur et la peine dans son âme. Comme si le teint de porcelaine d'Avalon était un remède à tous ses maux. C'est sans doute la douceur de son visage, la tendresse avec laquelle elle caresse son ventre et la lueur dans ses yeux lorsqu'ils croisent les siens, qui autorisent Heathcliff à se laisser aller à ses propres confidences maudites ... Il verse l'eau chaude dans les tas où flottent les boules à thé remplies de feuilles séchées.

"Vous savez, j'ai un enfant, moi aussi. Une fille. Elle doit avoir quatorze ans aujourd'hui. Et je ne l'ai jamais vu. J'aime croire qu'elle s'appelle Caroline, c'est le prénom que j'aurais choisi si mon ex-femme ne s'était pas enfui avec mon enfant dans son ventre sans me laisser le droit d'être autre chose qu'un père défectueux. Ma fille ne me connait pas, elle ignore qui je suis, et sans doute aussi que je suis encore envie. Je ... je ne sais même pas si elle a hérité de mon don ..."