Elle sentait toujours cette douleur à l'arrière de son cou. Comment s'était-elle blessée? Elle n'en avait aucune idée. 
Tout ce dont elle souvenait, c'était qu'elle avait de nouveau perdu le contrôle et que cet homme qui se tenait là devant elle l'avait empêché d'intervenir.
Mais pouquoi?

Elle l'avait brièvement rencontré à la bibliothèque, il l'avait suivie au dehors et à présent ils se trouvaient là tous les deux, sur ces bancs d'église.

 Et il la regardait de ses deux yeux clairs et brillants comme de la glace.

-Si tu veux faire une crise cardiaque, continue comme ça, lâcha-t-il si soudainement que Lily tressaillit.

Sa psyché momentanément au repos après la crise, elle sentait la crainte la gagner. Pour la première fois depuis des années, la peur s'emparait de son être.

On emmenait rarement les gens dans des églises en pleine nuit. Surtout après une fusillade. 
Elle devrait se trouver au poste de police...Quoique non.
Depuis la tragédie qui l'avait frappée des années auparavant, elle honnissait les représentants des forces de l'ordre. Corruption, violences et abus de pouvoir avaient brisé toute entente possible entre la police et Lily.
-Il y aurait eu un seul macchabé sur ce trottoir, poursuivit-il, si je t'avais laissé faire.
La jeune femme n'eut pas besoin d'entendre la fin pour savoir à qui il faisait allusion.

-Le tien, acheva-t-il alors.


Le sien...

-Comment pouvez-vous en être aussi sûr? Lui demanda-t-elle?

Elle se leva de son banc et recula contre celui de devant. Le regard de l'homme la mettait mal à l'aise. Terriblement mal à l'aise.

-Vous ne me connaissez pas, vous ignorez tout de moi...Et puis j'ignore qui vous êtes! Oui, qui êtes-vous? Et surtout que me voulez-vous? Pourquoi m'avoir emmenée ici?

Elle ignorait ou tout cela aller mener, mais sa raison lui disait qu'elle faisait bien de s'inquiéter.

Beau, ça, l'homme l'était. Mais quelque chose dans son regard n'était pas net. Il était dangereux. Ça, Lily pouvait le sentir. C'était d'ailleurs pour cela qu'après avoir buté contre le banc derrière elle, elle avait dévié quelque peu sa trajectoire afin de reculer jusqu'à l'allée principale.
Surtout, ne pas le quitter du regard, pensa la jeune femme tentant autant que possible de paraître sûre d'elle. Enfin, reculer ainsi ne la trahissait-elle pas?

Elle sentit alors l'odeur d'encens qui avait envahi les lieux. Elle avait pris l'habitude d'employer cette fumée purificatrice en marge de ce traitement médical qu'en son for intérieur elle qualifiait plus volontiers de drogue que de véritable médecine.

C'était la médecine qui avait parachevé ce que ses parents avaient commencé en assassinant sa sœur neuf années plus tôt. Tenue enfermée, attachée à un lit avec pour seule compagnie un plafond blanc ou bien lâchée au milieu des fauves sans rien d'autre que ses accès de rage pour la sauver...Et tous ces médicaments ingérés au fil des années...
Les docteurs étaient parvenus à créer leur monstre, tout comme le docteur Frankenstein lorsqu'après avoir créé la bête il l'avait livrée à elle-même.
Et la bête avait juré de se venger...Ce qu'elle avait fait avant de venir à Ottawa.
Voilà ce à quoi la survie l'avait menée.
Et elle maudissait les foutus docteurs qui l'avaient ainsi mené à sa perte...Enfin, était-ce bien le cas?

- La réponse est pourtant très évidente, lui répondit-il alors sur un qui ne lui plut guère.

Puis il se tut un instant, réfléchissant avant de poursuivre.

- La question que je vais te poser est tout aussi  simple.  Souhaites-tu faire affaire à la police, déposer un dossier long est laborieux, ou te venger de ces infâmes couards qui t’ont agressées ?

Des balles avaient fusé, certes...Mais rien ne disait qu'elle était la personne visée. Elle avait entendu plusieurs armes, et qui disait fusillade, disait échanges de tirs. Elle n'était pas armée.

Quant à la vengeance...

Ses mains rivées sur l'arme, leurs yeux n'exprimant aucun remord....Elle avait tiré. Sa mère avait été la première à s'écouler. Puis était venu le tour du père.

Elle s'était vengée elle-même voilà déjà quelques mois. Pourquoi aurait-elle besoin de plus, de surcroît sur la suggestion d'un homme dont elle ne connaissait rien ?  Il n'était pas Debbie, et ses accès de folie n'avaient pas détruit son sens de la morale lorsque sa conscience était de retour.
Et surtout, elle était bien assez grande pour se venger elle-même. Elle l'avait fait. Elle pouvait recommencer si sa vie en dépendait.
Mais là, elle ne le voulait pas.
De quoi se mêlait-il?

-Vous n'avez pas répondu à ma question, répondit-elle, insistante en reculant encore d'un pas. Qui êtes-vous et qu'est ce que vous me voulez?

Elle le fixait toujours de se yeux aux reflets de glace.

-Si vous avez l'intention de souiller mon corps, fit-elle en déglutissant, vous n'y parviendrez pas. Je me tuerais avant. Plus rien ne me retiens ici, de toute façon.

Elle se prit les mains l'une dans l'autre, s'efforçant de dissimuler ses légers tremblements. Légers, mais elle les sentait bien trop. Et la manière que l'homme avait de la fixer montrait qu'il les avait repéré bien avant qu'elle n'ait pris la précaution de les cacher.

Étrangement, elle avait comme l'impression qu'elle ne pourrait rien tenir secret à ses yeux...Ni même à son instinct.

- Soit, je peux vous laisser appeler la Police, si vous le désirez, lui avait-il dit .

Elle fronça les sourcils et ses tremblements cessèrent quelques secondes. La police? Pourquoi irait-elle se jeter dans la gueule du loup? Les 16 premières années de sa vie lui avaient largement suffi. C'était à cause d'eux et de leur négligence, de leur complicité et de l'abus de leur pouvoirs qu'elle avait passé 9 années entre les 4 murs de ce qu'elle comparait à une prison.
Elle avait purgé sa peine avant de commettre son crime. Mais à présent, elle était libre.

Alors qu'elle le fixait, incrédule, l'homme se leva et s'approcha d'elle. Elle ne pouvait plus reculer, même si elle en avait drôlement envie. Qu'elle se sentait petite à-côté de lui...Il la dominait de...Quoi, bien 25 cm...
Ainsi et avec son sourire en coin, sa dangerosité n'en ressortait que davantage.

Pourquoi diable était-elle sortie ce soir-là?

Qu'allait-il faire? Ou plutôt, qu'allait-il tenter de faire?

A sa grande surprise, il lui tendit la main avant de se présenter.

-Alaric Rousseau, gentleman.

Lily regarda cette main tendue, le visage de l'homme, puis de nouveau cette main. Ce n'était pas un piège, au moins?

-Et homme d’affaires peu enclin à apprécier les méthodes orthodoxes. Pardonnez mes combines archaïques, je fréquente rarement les … Gens, ajouta l'homme.

Rien de plus, mais quelque part, cela suffisait... pour le moment.. Elle avait obtenu une réponse à l'une de ses questions. Un peu plus confiante, mais pas totalement, elle accepta de serrer la main de l'homme, ce Alaric Rousseau.
Le contact de sa peau contre la sienne était...étrange, quelque part. Elle n'était plus habituée aux contacts physiques cordiaux depuis que sa sœur avait disparu, peut-être était-ce pour cela...Où bien, il pouvait y avoir une autre raison. Une raison qu’elle ignorait.

-Lily Ness, se présenta-t-elle à son tour. Guide à l'opéra Lyra...Mais vous devez déjà savoir tout cela.


Et moi aussi, mes manières sont rustres et mes fréquentations rares , se retint-elle de prononcer. Savait-il tout cela également? Possible...
Plus tôt, il avait évoqué l'opéra. Puis il avait dit ces choses...Comme quoi elle n'aurait pu s'en sortir malgré la force qu'elle croyait en sa possession...
Il en savait en réalité bien plus à son propos que ce qu'elle avait pensé. Comment? Pourquoi?

-Vous connaissez le chemin jusqu’au poste de Police, j’imagine. Fit Alaric avant de commencer à s'éloigner. Ils étaient bien organisés, je peux vous le dire, vous avez dû être très vilaine. Bonne chance avec les incompétents et l'administration.

Le voir s’éloigner provoqua en elle comme un sentiment de...Frustration. Oui, de la frustration, exactement. Et cette nouvelle évocation de la police lui fit serrer les poings.

-Qui a parlé de police? Fit-elle, sa voix résonnant dans le bâtiment au haut plafond. Pensez-vous vraiment que j'irai demander de l'aide à ces...

Elle se mordit la lèvre inférieure, sentant la rage monter en elle. Pas assez puissante toutefois pour déclencher une nouvelle crise. Là, elle était tout à fait capable de se maîtriser.
Elle inspira profondément avant de changer de propos.

-Vous savez ce que je pense d'eux, n'est-ce pas, Lui dit-elle alors en faisant quelques pas en sa direction. Vous savez ce qu'ils m'ont fait...Vous en savez bien plus à mon sujet que vous ne voulez l'admettre.
Elle approcha encore.


-Si vous le savez, c'est que vous l'avez cherché...

Quelques pas encore avant de finalement poser une dernière question.

-Pourquoi?