Une fine bulle pétille et éclos dans sa bouche pour glisser le long de sa gorge. Les coupes s’entrechoquent, tintement gracieux qu’un mouvement souple de ses doigts amplifie alors que la clameur de la foule s’estompe. Un silence aux éclats de cristal dans la rumeur des conversations entre les invités. Des chuchotements admiratifs par-là, des rires de gorge un peu plus loin. Des conversations mondaines qui autorisent chaque protagoniste à sa propre minute de gloire teintée d’insoutenable prétentieux. Il les exècrent, tous autant qu’ils sont. Il les abhorre et pourtant. Pourtant son succès ne dépend que de leur orgueil démesuré et de leur conviction profonde que posséder une toile du Mithridatiseur constitue une preuve indéniable d’un certain niveau de réussite social. S’il avait imaginé un jour que son travail, cœur d’une subtile thérapie pour l’âme, deviendrait au centre des disputes d’égo à coup de dollars de la riche société canadienne de la capitale … Il les méprise et c’est dans l’ombre qu’il s’autorise à descendre une énième coupe de Champagne.

Et puis dans la masse informe de personnalités huppées qui se chamaillent dans leurs explications aberrantes d’un art qui n’a pas vocation à l’interprétation mais davantage au sentiment, son regard asymétrique est imperceptiblement attiré. Une silhouette grêle, frêle. Qui semble aussi fragile qu’un petit moineau qu’une bourrasque de vent pourrait bien faire tomber de sa branche. Une mèche de cheveux noir de jais cache la moitié d’un visage fin et pâle. Une gentillesse presque candide dans un regard troublé devant l’un de ses tableaux. « Allégorie de la Solitude au Clair de Lune ». L’une de ses œuvres les plus tourmentées. L’une des rares qui sortent de l’intimité inviolable de son atelier au Manoir. L’une de celles qu’il a décidé de vendre pour chasser le regard oppressant du protagoniste qui le fixe sans cesse et fait croître en lui une incommensurable angoisse. Affalé dans l’arrière salle de la galerie, dissimulé aux regards inquisiteurs de la foule par une épaisse tenture de velours noir, il laisse à son employé le soin de ménager l’excitation des visiteurs impatients de rencontrer « l’artiste ».  Mais le mouvement gracile et l’inexplicable expression de stupeur mêlée d’étonnement de cet homme qui approche toujours plus son nez droit et sa bouche aux lèvres charnues de la toile maudite, pousse le misanthrope à vouloir sortir de sa cachette.

Il sait fort bien qu’une subtile tentative pour aborder l’individu se solderait inévitablement par une subite agglutination du public autour de lui et qu’avant d’avoir pu atteindre son but, il serait assailli par les badauds aux poches débordant de leur bien aimé pognon. Sa carrure et sa taille lui interdisait toute discrétion que son style vestimentaire, l’arrangement de ses cheveux et le maquillage recouvrant son visage rendaient de toute façon obsolète. Son seul espoir d’un tête-à-tête avec la seule personne présente au vernissage qui semble porter plus d’intérêt à son travail qu’à sa réputation cousue de fil doré réside dans son aptitude à attirer l’attention de son gérant. Le stratagème fonctionnait très bien : un signe discret et son employé simulait un appel urgent lui signifiant la présence du Mithridatiseur dans la salle de conférence adjacente. Dociles mais très exaltés, les visiteurs le suivaient alors aveuglement, vidant la pièce principale où étaient exposés les tableaux sur les murs noirs. La réussite de l’opération dépend donc uniquement à sa capacité à capter le regard du gérant et à mettre en place leur « plan ». La seule ombre résiderait à ce que son futur interlocuteur se mêle à la cohue et disparaisse dans la foule dense …

Heathcliff décide finalement de régler les choses de lui-même. Si on le considérait dans le milieu comme un personnage atypique mêlant étrange charisme et sensation malsaine de terreur, il s’en servirait aujourd’hui pour se débarrasser de la corvée incombant à sa popularité. Il revêt la cape noir en peau qui dormait sur le dossier d’une chaise, chausse une paire de lunettes teintées qui dissimulent habilement l’asymétrie de ses yeux et vide la coupe avant d’écarter le pan de tenture d’un mouvement ample de sa main gantée. Son immense silhouette semble se déplier comme une araignée sortant de son antre et ses longues jambes fines rehaussées de chaussures de cuir à plateforme, foulent le parquet noir de la galerie qui se fige dans un drôle de silence. Ses doigts remuent imperceptiblement et il amplifie les battements frénétiques de tous les cœurs de la pièce, sondant chacun d’entre eux pour atteindre et se repaître de l’écho de celui du jeune homme au tableau. Le temps semble suspendu et tous les regards se posent sur lui alors qu’à hauteur du brun, il ne perçoit qu’un silence angoissant.

Ses phalanges remuent encore mais aucune palpitation ne vient chanter son incessante mélodie à son oreille. Une terreur sourde l’envahie, s’insinuant dans sa poitrine alors que son gérant fait en sorte que la foule reprenne ses conversations. Un frisson de stupeur et d’effroi alors qu’il fend l’attroupement qui s’est formé autour de lui et se dissipe finalement sous les injonctions de son employé. En quelques enjambés, il traverse la pièce au plafond haut, aux structures de verre, d’aluminium et de peinture noire laquée. Arrivé aux côtés de son admirateur mystère, une voix rauque et brûlante s’échappe de sa gorge avec une vibration anormale qu’il tente d’atténuer en remuant la main. Beaucoup trop près pour respecter un espace vital conventionnel, Heathcliff ne veut en aucun cas que quelqu’un surprenne leur échange. Son souffle caresse la gorge pâle du jeune homme tant ses lèvres sont proches.

« Pardonnez ma question si elle peut vous semblez impertinente ou irrespectueuse –sachez qu’il n’en n’est rien. Êtes-vous … mort ? »
 

J’entre dans la pièce comme si cet endroit m’appartient, les gens me regardent pendant quelques instants, se demandant peut-être qu’est-ce qu’un jeune homme qui a à peine la vingtaine fait ici, où tout simplement si ce jeune homme à assez de pif pour franchir cette porte avec tant de simplicité. Ayant passé toutes les formalités, je me retrouve dans cette pièce aussi sombre que moi. Pas que cet endroit est mal éclairé, quoi que, mais mes vêtements vont assez bien avec l’endroit. J’aimerais bien savoir à quoi l’artiste ressemble. J’ai vu une affiche sur cet événement dans la rue, et je n’aurais pas été capable de rater l’ouverture d’une nouvelle gallérie en ville. Je ne me suis jamais dit que quelqu’un aurait le cran de faire de telles œuvres. Mêlant un côté morbide à autre, profond, déchirant et qui coupe le souffle. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le géniteur de ces tableaux est talentueux. Je me mêle à cette foule pleine de richard, de vautours, mais dont la présence de quelques miettes de sincérité réussit à ne pas me faire sentir tout morne. Mon côté surnaturel ne me permet pas de baigner dans un univers de monstre, physiquement, je n’y survivrais pas.

Je me dirige alors lentement vers cette œuvre qui m’appelle littéralement. Je suis en face de, ce que je pense, la meilleure réussite de l’artiste. Pourquoi la meilleure réussite ? Bah parce qu’elle est tout simplement ma préférée. Mais pas parce qu’elle est belle, c’est beaucoup plus que ça, non, elle représente beaucoup plus que quelque chose de beau. Je pourrais même croire qu’elle me représente moi. Est-ce possible ? Comment ça se fait ? Mais pourtant, c’est vrai. La silhouette peinte ici, dont on ne reconnaît que la position et les yeux, présente un regard vide, angoissant, ce genre de regard qu’on a après qu’on est vécu quelque chose de… Marquant. Ce genre de regard que j’ai depuis ma transformation à chacun de mes réveils le matin lorsque je me regarde dans la glace. Oui, c’est exactement ça, c’est comme si, je me regardais dans la glace. Le personnage en face tend sa main vers moi, une main éclairée. Comme si, lorsqu’on la saisira, il nous plongera dans l’obscurité… Ou alors nous le pousserons dans la lumière. La mienne se lève, cherchant à saisir doucement la main de ce qui semble être une allégorie de ma personne. Mais juste au moment où je m’apprête a toucher le tableau du bout de mes doigts, un grand homme avec une certaine prestance se tient en face de moi. Toujours embourbé dans mon esprit, je ne me rends pas compte que je le regarde exactement de la même façon que ce personnage dans le tableau, un regard vide et légèrement angoissant. Mais je me reprends très vite, clignant des yeux et secouant la tête. Fraîchement tombé sur terre, je me rends compte de cette question aussi absurde que perçante qu’il vient de me pauser :

Ça dépend. Vous devez décider de mon passage pour le paradis ou l’enfer ?

Très prêt de mon visage, je ne sais pas, c’est quoi le plus bizarre, le fait que je ne me recule pas, ou le fait que je lui réponde sans plus de soucis que ça. Je lui adresse même un sourire. Je me mets à marcher un peu autour de lui, me permettant de faire glisser mes doigts sur ses épaules. Vu sa façon de se vêtir, ce sentiment d’être à l’aise qu’il dégage, j’émets alors cette affirmation avec une expression faciale souriante, malgré avec un brin de mystère dans le regard :

Par contre, vous, je pourrais mettre ma main à couper que vous êtes celui derrière toutes ses merveilles. Vous savez que vous êtes bons ? Et puis, j’ai toujours dit que les formalités, c’est bien, mais ce n’est pas le mieux, tutoyons-nous ?