6 Septembre - 13h - Heath & Caroline
Le temps passe. Et pour la première fois de sa vie, il n'a plus peur. L'angoisse de la mort qui se rapproche inéluctablement de lui est toujours là, tapis au fond de ses entrailles. Mais son Ange l'apaise. Simon. La mort a un tout autre sens pour lui depuis qu'il l'a rencontré. Une histoire étrange, un secret affriolant qui ne lui pèse pas. Il ne l'a dit qu'à Diane et Avalon. Et sans jamais mentionner l'identité de son aimé, comme il le lui avait promis. Juste en évoquant cet être sorti du néant qui avait pansé les meurtrissures de son corps et empli son coeur d'un sentiment dont il a cruellement manqué. Quelque chose de doux, de sirupeux, très différent de ce qu'il avait connu auparavant. Depuis que Simon était là, il avait beaucoup réfléchi. Réfléchi à l'amour, à sa véritable signification, à sa propre expérience de ce sentiment qu'il apprenait à apprivoiser dans les baisers musqués et les étreintes virils avec son Ange.
Il y avait l'amour d'une mère et d'un père, qu'il avait toujours ressenti terriblement à distance de lui, comme si leur dévotion l'un pour l'autre était plus grande que leur affection pour leur enfant. Ce qui n'était pas si faux, songe-t-il en se remémorant leur trépas. Il y avait l'amour d'une épouse. Il pense un peu à la sienne. Elle était jeune, trop jeune surement pour aimer vraiment. Heathcliff s'était toujours persuadé que l'amour de sa femme pour lui était sincère, mais avec le temps, il réalisait qu'elle avait pour lui une adoration qui se rapprochait plus de la fan hystérique et possessive. C'est d'ailleurs la vérité sur son être profond qui brisa l'image qu'elle se faisait de lui et mena à leur rupture. Il y a eu Mara. Mara qu'il avait revu, chez Diane. Mara qui ne lui faisait plus rien qu'une impression vague, lointaine, et floue, presque cotonneuse, comme après une anesthésie. Il ne comprenait pas encore ce qu'il s'était produit avec elle, ce qu'il avait pu ressentir n'était pas de l'amour : il en avait la certitude à présent que Simon était entré dans sa vie. Mais qu'était-ce ? Il ne le saurait sans doute jamais. Et il remerciait muettement la rousse famélique et névrosée de l'avoir poussé à de tels retranchements, persuadé que sa rencontre avec Simon découlait de cette épreuve qu'il avait affronté avec lâcheté et faiblesse.
Et puis, il y avait l'amour d'un père pour son enfant. La grossesse d'Avalon, son lien si fort avec l'Alchimiste qui l'avait sauvé, et avec ce fils qu'elle portait et qui possédait déjà le don, avait réveillé sa ténacité et sa détermination, autrefois endormies par sa culpabilité envahissante et cannibale. Sa tendre amie lui avait proposé de passer par une détective privée. Heath n'avait pas voulu la rencontrer, l'espoir de recouvrer sa fille et la peur que la démarche échoue avait remué trop de fange dans ses souvenirs marécageux pour qu'il s'y confronte directement. C'était Avalon qui avait servi d'intermédiaire. C'était il y a quelques semaines, à peine deux ou trois. Et il s'était forcé à ne pas attendre de résultat avant au moins le premier mois. Il attrapait souvent son téléphone mobile dans sa poche, ouvrait le numéro d'Avalon, tapait un message péniblement avant de tout effacer en se convainquant que son empressement ne ferait pas travailler la professionnelle plus vite. Alors il prenait son mal en patience. Heathcliff en avait parlé à Simon. Pour avoir son soutien, pour pouvoir se confier, et parce qu'il était incapable de cacher quoi que ce soit à son compagnon. Et surtout parce qu'il commençait à s'interroger sur sa réaction s'il était réellement possible qu'il rencontre sa fille. Il avait passé tellement d'années à se convaincre qu'il ne serait jamais rien à ses yeux, qu'il était incapable de savoir quoi dire ou quoi faire s'il la revoyait.
Le peintre arpentait sa galerie à l'heure de midi, où il n'y avait personne. Son esprit s'égare sur les toiles de la nouvelle collection qu'il a exposé récemment. La pièce immense est disposée longitudinalement, et les toiles les plus proches sont les plus anciennes, les plus lointaines, au fond du bâtiment, sont les plus récentes. Son art a pris une tournure différente depuis sa rencontre avec Simon, et si le portrait de son Ange reste sournoisement tapi dans leur inimité, son Ombre plane sur chacun des tableaux. Il s'est perdu dans les méandres de cet amour qui transforme sa peinture, effleurant presque tendrement les toiles les plus récentes. Simon vient souvent le regarder peindre, et Heathcliff n'aurait jamais imaginé être capable d'y parvenir avec un public. Cela finissait souvent comme ça avait commencé, au creux de l'atelier qui était devenu un havre de paix bien différent de la tanière croupissante qu'il était auparavant. Il a un sourire doux. Un sourire beaucoup moins angoissant et dérangeant que le rictus de bonne figure qu'il se forçait à servir autrefois. Sa vie avait tellement changée ! La galerie était disposée pour être un circuit qui ne revient pas sur ses pas, et alors qu'il l'achève, il entend le tintement de la porte d'entrée.
Etrange car d'ordinaire il n'y avait personne qui visitait à cette heure. Etrange comme le message d'Avalon, ce matin, qui voulait s'assurer que tu passerais ta journée à la galerie aujourd'hui. Etrange comme la sensation naissant au creux de son ventre qui anime son coeur d'un étrange battement. Alors il marche. Il marche d'un pas vif, ses jambes immenses recouvertes de cuir arpentant à rebours la salle d'exposition pour aller à la rencontre du visiteur. Heathcliff ne saurait le dire, ne saurait l'expliquer. Il a la conviction qu'il doit rencontrer cette personne. A mesure qu'il s'approche de l'entrée, il perçoit le fluide qui s'anime en lui, qui coule dans ses veines. Et trouve une réponse. Une réponse ténue, très fine, brouillonne, non contrôlée. Mais une réponse. Un écho qu'il amplifie comme le bruit des semelles compensées de ses bottes en cuir lassées qui heurtent le parquet, d'un mouvement de ses doigts. Il sent son souffle se raccourcir, sa poitrine se gonfler étrangement en tendant la soie de sa chemise pourpre très près du corps, comme si son myocarde cherchait à franchir sa cage thoracique. Presque, il y est presque. Son intuition qu'un instant fondamental est entrain de se produire pour lui ne fait que se renforcer. Au détour d'un dernier panneau exposant ses toiles de la période la période la plus sombre après le décès de ses parents, le départ de sa femme enceinte, il voit une jeune femme.
Frêle. Pâle. Enfermée dans un corps qu'elle semble dissimuler dans une blouse boutonnée complètement. Entièrement vêtue de noir. A la chevelure presque blanche qui descend en cascade soyeuse sur son dos. Les mains profondément enfoncées dans ses poches, penchée sur une toile qu'elle examinait avec attention. En l'entendant arriver, elle lève la tête et son regard asymétrique croise celui du peintre qui s'arrête net. Son dernier pas l'a amené bien trop proche d'une inconnue si jeune pour respecter la bienséance. Pourtant il ne bouge pas. Il ne bouge pas parce qu'il est entièrement absorbé par son regard : un oeil bleu presque translucide, un oeil foncé presque obsidienne. Son coeur loupe un battement, son souffle devient un râle erratique. La jeune fille lui a parlé, mais elle s'est tu en croisant son regard. Alors, il comprend. Il comprend tout. Il comprend le mystérieux message d'Avalon. Il comprend le fluide étrangement familier. Il comprend l'impression de devoir la rencontrer. Il comprend cette impétuosité et cette impatience qui l'a pris à la gorge en la percevant dans la galerie. Il comprend son regard asymétrique effrayant sur une visage d'ange à la peau opalescente. Alors il tombe à genoux, s'effondrant car ses jambes ne peuvent le maintenir. Et pourtant il fait pratiquement sa taille ainsi. Ses mains tremblent, le fluide sort de lui, par vagues qui déferlent en échappant à son contrôle, et l'enveloppe d'une volute de couleurs étincelantes avant de tisser une sorte de cocon autour de leurs deux corps. Son regard ne quitte pas le sien quand sa voix si grave se brise dans ce qui n'est qu'un murmure à peine audible.
"Caroline ..."