Une fois n'était pas coutume, j'avais décidé de passer l'après-midi chez moi. Certes, je manquai ainsi un cours d'amphi à la fac, mais au moins je pourrais m'avancer sur les travaux dirigés. Et puis sincèrement, lorsque l'on a 985 ans et que l'on fait des études d'histoire, tout semble simple car le contenu des cours, c'est du vécu. J'ai connu la plupart des époques mentionnées dans mes leçons.  Je n'avais aucun mérite, je m'étais inscrit en fac d'histoire pour la facilité et ainsi bénéficier de temps libre. Et puis lorsque l'on avait pour toujours dix-huit ans, trouver un travail très valorisant à cet âge relevait de l'impossible dans le monde moderne. Je semblai ainsi coincé dans le rôle de l'éternel étudiant, à ressasser des choses acquises depuis déjà longtemps. Sans forcer j'étais ainsi parmi les meilleurs de ma promo.

J'étais en train de conclure une dissertation assis chez moi à mon bureau lorsque je vis l'heure. Peut-être était-il temps de me préparer pour ce soir ? J'avais rendez vous avec Aileene, une fille vraiment géniale rencontrée à la fac. Nous passions pas mal de temps ensemble, et j'avais crû discerner un léger rapprochement entre nous récemment. L'avenir nous dira où tout ça allait nous mener. Je ne faisais pas de prédictions, les siècles m'avaient appris à rester philosophe quant au futur et à ne pas vouloir forcer les choses dans les relations. Laissant là mon travail, j'entrepris d'aller à la douche. Je restai un long moment sous l'eau à ne penser à rien, juste à apprécier le glissement des gouttes sur ma forme humaine. Presque sans m'en rendre compte j'avais consommé toute l'eau chaude. Bientôt celle-ci était glaciale mais je ne sentais pas la morsure du froid. C'était l'avantage à ma condition de personne déjà morte. Oui je n'étais pas vivant, juste une entité qui errera sur ce monde pour l'éternité. Je sentais mes noires pensées et ma haine revenir alors que je reprenais ma forme de Sidh. Sur ce je me téléportai en dehors de la douche pour me regarder dans le miroir. Mon visage me rendait le reflet d'une jeunesse à jamais préservée dans la Mort. Mais ce qui était frappant, c'était l'horrible balafre qui traversait mon visage en diagonale de part en part. Elle avait tendance à apparaître lorsque mes pensées malsaines revenaient. C’était ce coup fatal qui avait fait ce que j'étais aujourd'hui. Me calmant peu à peu, la balafre s'estompa et mon visage se reforma. Puis je repassai sous forme humaine, ma peau reprit ses couleurs. Comme si la Mort ne m'avait jamais frappé.

Mais ce soir je me sentais plein de courage, je devais arrêter de m'apitoyer sur mon sort et prendre sur moi. J'allais passer une bonne soirée loin des soucis. Je me coiffai puis m'habillai : jean tendance, t-shirt col en V et perfecto en cuir noir par-dessus. Même si je ne souffrais pas du froid je devais faire un minimum semblant, je complétai donc ma tenue par une écharpe en laine et des gants en cuir assortis à ma veste. J'étais fin prêt à partir ! J'allai sortir de chez moi lorsque je remarquai qu'Aileene m'avait envoyé un texto il y a déjà un petit moment m'annonçant qu'elle ne pourrait pas ce soir à cause du boulot... Que faire ? Je réfléchis à toute allure pour enfin avoir une idée que je trouvai géniale. J'allais lui mentir et lui dire que l'on ne se verrai que demain du coup, mais en réalité j'allais me pointer dans le bar où elle travaille pour lui faire une bonne surprise ! J'envoyai le texto et fier de ma petite blague, je me mis en route.

Une fois arrivé, j'entrai discrètement dans le pub, je tenais vraiment à lui faire une surprise. Il n'y avait pas beaucoup de monde et c'était assez compliqué de ne pas se faire repérer. Et je profitai d'un moment où Aileene avait le dos tourné pour arriver au comptoir l'air de rien. « Bonsoir mademoiselle... » Je fis à la jeune femme mon plus beau sourire. C'était un défaut ou une qualité selon le point de vue, mais je ne pouvais m'empêcher de faire un peu mon charmeur, c'était plus fort que moi. De plus, je parlai en faisant ressortir mon accent anglais. « Je vais commander ta spécialité. Surprends moi... » Fier de lui avoir fait croire que je ne viendrais pas pour finalement venir sur son lieu de travail, j'étais maintenant d'humeur joueuse. Et j'accompagnai ma demande d'un clin d’œil complice. Finalement il semblerait que j'allai passer ma soirée ici, ce n'était pas ce qui était prévu au départ mais je serais quand même en compagnie d'Aileene et c'était l'essentiel...

Je l’avoue, j’aimais surprendre les gens que ce soit en bien ou en mal pour voir leur réaction. La surprise était une émotion des plus intéressantes, unique à chaque personne. L’espace d’un instant la vraie nature de la personne était révélée, tout self-control s’envolait. Seule émotion plus puissante que la surprise dans ce domaine : la peur. Brute et implacable, la peur me permettait de détruire les barrières dans l’esprit des gens pour découvrir ce qu’ils étaient vraiment. Bien entendu, dans le cas d’Aileene, je n’avais envie que de lui faire une bonne surprise et pas de l’effrayer. Je ne me sentais pas capable de lui faire du mal. Lorsque j’étais avec elle, mon humanité détruite par ma condition d’Ombre semblait revenir peu à peu. Je ne pourrais jamais plus faire marche arrière, de toute façon je n’étais plus vivant à strictement parler. C’est peut-être pour ça que depuis j’essayais de combler cette forme de manque. Je crois que je souhaitais me sentir vivant pour m’adapter un peu mieux à ce monde qui fut le mien il y a des siècles mais qui me paraît depuis assez étranger.

Adossé au comptoir, je la jouais définitivement séducteur. C’était une petite fierté pour moi que de voir que je pouvais encore plaire. Aileene était intriguée de me voir ici ce soir. Ganaël ! Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’avais pas des TD à faire ?D’un air insolent, je passai la main dans ma chevelure rebelle. «Mais je suis venu te voir on devait passer la soirée ensemble et on la passera tous les deux ! Il se peut que je t’aie menti. Je n’avais pas de TD à faire… » Aileene contourna le comptoir pour me serrer dans ses bras. Je maintins la jeune femme tout contre moi pendant un petit moment. Ce genre de contact ne faisait que renforcer les sentiments naissants que je pensais commencer à ressentir pour elle. Ce fut presque à contrecœur que je dus la lâcher pour qu’elle puisse retourner à son poste. Je tournai la tête pour scruter le pub, après tout c’est vrai que je n’avais pas envie de m’afficher à la vue de ces types. Et puis c’était le lieu de travail d’Aileene, je comprenais qu’elle ne puisse pas m’accorder toute son attention.

En souriant, je regardai la jeune femme préparer ma commande surprise. Il était évident que les gestes étaient sûrs, elle savait ce qu’elle faisait comme une vrai pro. J’allai avoir un cocktail apparemment. Applesky maison ! Tu m’en diras des nouvelles   J’aimais beaucoup le whisky donc j’étais impatient de goûter à ce cocktail. Toutefois, je voulus une dernière fois jouer la comédie pour faire mon intéressant. Je fis semblant de ne pas avoir l’air rassuré. C’était très dur car je me retenais de rire en même temps. Mon visage était sérieux mais mes yeux pétillaient de malice. Je bus une première gorgée du cocktail. « Mouais c’est pas trop mal… » En réalité j’avais trouvé ça excellent. Je ne pus m’empêcher d’arrêter ici ma blague car je ne pouvais plus rester sérieux. Je me mis à rire comme un gamin. J’avais beau être super vieux, le fait que je sois mort à 18 ans faisait que maintenant j’en étais toujours à avoir des réactions dignes d’un ado. « Mais non je plaisante ! C’est vraiment très bon je te remercie… » Je repris d’une gorgée pour confirmer ce que je venais de dire.

Quelques instants passèrent et nous étions tous les deux accoudés au bar face à face. Tout d’un coup je me rendis compte que nous nous regardions dans les yeux depuis un petit moment. C’était à la fois troublant et magique. J’avançais doucement ma main sur le comptoir en direction de la sienne. Mais avant que je puisse l’atteindre, le charme fut rompu par un autre client qui demanda quelque chose. Aileene devait préparer une autre commande et nous cessâmes de nous regarder dans les yeux. Le cœur de ma forme humaine battait à tout rompre et je bus un coup pour me calmer. Je regardai ensuite quelques instants la télé qui était allumée dans un coin du pub. Ma main était toujours sur le comptoir... Je décidai d’engager une petite conversation dès qu’Aileene fut un peu plus disponible. « Et toi sinon comment tu vas ? Ça se passe bien avec ton frangin ? Tu habites toujours avec lui ? »