« Tu danses ? »

C'était sous l'impulsion de cet homme que je m'étais retourné, ce soir-là. Accoudé au comptoir du bar, mon énième verre glissant entre mes doigts fins comme une bête agile se défiant de la gravité, je l'observais d'un œil passablement vitreux, avant de comprendre qu'il s'adressait bel et bien à moi. Je le détaillais un instant, un vague sourire ornant mon visage alors que mes yeux semblaient s'attarder sur son anatomie, plus par nonchalance que réel intérêt. Mais mon esprit était bien trop embrumé ce soir-là pour que je ne m'en souvienne vraiment avec clairvoyance. « Alors ? Tu danses ? », avait-il répété avec insistance, ses lèvres étirées de manière charmante. J'avoue qu'à cette époque, ne me trouvant à Ottawa que depuis quelques semaines, il s'agissait de ma première sortie dans le monde de la nuit. Les boîtes de nuit, en Russie, étaient bien différentes que celles que me proposait ce continent-ci : musique hybride entre transe et techno qui vrillait les tympans à coups de frénésies de BPM, des cocktails aussi fluorescents que les néons découpant la pièce sombre de teintes toutes plus bariolées les unes que les autres... et surtout une faune terriblement ambivalente. Ce garçon en faisait parti. Parce qu'à l'époque, au-lieu d'une invitation au rapprochement, j'avais véritablement pensé qu'il savait déjà tout de moi : « Quoi ? Mais comment toi savoir que je danseur ? Toi me suivre dans rue ? »

Peut-être que ce fût mes yeux ronds comme des billes, ou ma réponse un peu trop franche par rapport à ce qu'il attendait, mais toujours fût-il que l'homme afficha une mine particulièrement piteuse, me prenant presque en pitié, et s'éloigna un instant. Je ne sais pas ce qui avait traversé son esprit à ce moment-là. Sans doute que le type qu'il voulait alpaguer était un sale ivrogne incapable de former des phrases cohérentes. Mais je haussa simplement mes épaules en le voyant s'en aller, avant de vider mon cocktail.
Je n'étais pas venu pour m'amuser. Simplement me changer les idées, et observer comment Ottawa vivait la nuit. Pas que je ne l'avais jamais vu... mais pas ainsi. Couvert de plumes et bouffant des rongeurs, ça, par contre, je m'y attelais dés que je le pouvais. Je m'étais donc rendu dans cette boîte avec les meilleures intentions du monde. C'était sans compter sans l'appel à la consommation qu'offrait ce pays, et des différentes sortes d'alcools trouvables... C'était un peu comme entrer dans un immense magasin de confiseries alors qu'on était certain d'avoir simplement mis les pieds dans une petite épicerie innocente.

Soupirant finalement face au refus du barman à me servir à nouveau de quoi étancher ma soif que l'on jugeait parfois insatiable, je bougeais du tabouret de bar sur lequel mon derrière avait fini par prendre racine, et titubait un peu vers l'entrée. Autant rentrer, puisque pour tout avouer, je m'ennuyais un peu. Je n'arrivais même pas à danser sur le bruit ambiant qui servait de fond sonore. Une fois à l'extérieur, je sortais une cigarette de ma poche tandis que le monde autour de moi tournait dans tout les sens. Les bâtiments prenaient vie, les panneaux publicitaires semblaient s'écraser sur moi, et les voix autour de ma personne bourdonnaient dans mes oreilles. Quelle horreur...
Mais c'est uniquement quand je remarquai que je fumais ma cigarette éteinte que la situation changea. Je m'avança vers trois silhouettes floues afin de leur demander du feu. Seulement, je ne m'étais pas aperçu ni de leur corpulence terriblement musclée, ni leur aspect grognant digne du meilleur pitbull... ni du vomis que j'avais semé sur les chaussures du premier avant même de formuler ma demande.

Je suppose que le coup de poing qui s'écrasa sur ma joue à ce moment-là était donc justifié. C'était quand même fort impoli de ma part d'agir ainsi sur de pauvres pieds que je ne connaissais pas. Mais... les dizaines d'autres, tandis que ses deux amis me plaquaient contre le mur de briques, je ne trouvais pas de raisons valables pour valider leur existence. Mes cris, eux, par contre, en avaient des tonnes.

La soirée s'annonçait médiocre. Lui qui se faisait une joie de sortir en boîte de nuit après trois ans d'abstinence de festivité en tout genre, Lorcàn avait très vite déchanté en entrant dans la discothèque. Déjà parce qu'il avait promis à son frère de ne pas boire d'alcool à cause des médicaments qu'il prenait pour sa blessure mais aussi parce que … Putain, c'était bondé de minette même pas majeur à moitié nue entrain de se faire reluquer par de vieux pervers séniles. Adossé contre un mur fluorescent à la propreté douteuse, le Pixie observait tout ce petit monde qui se trémoussait sur la piste de danse, à la recherche d'une cible potentielle à se mettre sous la dent. Fallait être honnête, s'il était là, c'était pas juste pour écouter la musique aussi douce qu'une alerte à la bombe et pour, en temps normal, siroter une vodka hors de prix. Non, lui ce qu'il voulait réellement, c'était un homme pas trop farouche pour batifoler toute la nuit puis disparaître le lendemain matin comme un voleur ! Pas très subtile ? Ouais et bien Lorcàn s'en fichait pas mal … Trois ans putain ! Cela dit, ses yeux ne tombèrent que sur des nanas certes peu farouches mais ne possédant pas le Saint Graal entre les jambes ou des types louches et vilains comme pas possible. Ottawa avait bien changé en seulement quelques années. Il poussa un soupire dépité et se décolla de son point d'observation avant de traverser la piste de danse en toute hâte et de rejoindre le bar. « Désolé petit frère mais là, j'ai besoin d'un verre … Voire deux. ».

Arrivé vers le coin des ivrognes qui préféraient venir ici qu'au PMU d'en face car m'voyez c'est plus cher donc plus classe, Lorcàn aperçu une silhouette avouons-le pas trop dégueulasse dont le postérieur était vissé au tabouret. C'était sa dernière chance. Et quelle dernière chance … Lui qui avait pour habitude de choisir des belles gueules de magazine, ce soir il allait devoir se rabattre sur un homme aussi maigre qu'un casse-dalle de chômeur. Heureusement que son visage arrangeait le tout, sinon il n'aurait pas tenté un hasardeux :

- Tu danses ?

Et là ce fut l'échec total ! Il avait beau insister un peu, lui faire son plus beau sourire mais rien n'y fit … L'autre avait seulement baragouiné quelque chose d'incompréhensible avant de retourner boire son verre en toute quiétude. Bon, il fallait se rendre à l'évidence, Lorcàn allait rentrer seul ce soir et ça franchement c'était pas cool ! Il aurait pu être sympa et faire un petit don de soi pour ce militaire qui a guerroyé des années sans pouvoir tâter de la fesse une seule fois ! Monsieur, un bon geste pour la patrie voyons ! M'enfin, c'est la vie, il tentera sa chance un autre soir … Demain quoi. Le Faë prit la direction de la sortie, laissant le monde de la nuit derrière lui et une fois dehors, il sorti une cigarette de son paquet avant de la coincer entre ses lèvres et de l'allumer. Il faisait froid mais son corps s'était à nouveau habitué au climat Canadien et cela le dérangeait moins qu'à son arrivée. D'ailleurs, il avait encore du mal à croire qu'il était revenu près de son frère, délaissant le bruit des Kalash, le goût du sable et l'odeur de la poudre. Parfois, Lorcàn pensait être dans un rêve mais lorsqu'il se réveillait en sueur tard dans la nuit, il comprenait que la guerre était loin derrière lui, peuplant seulement son sommeil et nourrissant ses cauchemars. Engagez-vous qu'ils disaient !

Un cri le sortit de ses pensées et ses yeux perdus dans le vide se posèrent sur le propriétaire du beuglement strident. Que ? Un groupe de trois costauds s'amusaient à tabasser un pauvre type qui n'était que le fil dentaire qui l'avait rembarré un peu plus tôt. C'était moche de s'en prendre à plus petit que soi ! Dans un élan de solidarité quasi militaire et aussi parce que la baston il aimait ça, Lorcàn se décolla du mur, jetant sa cigarette non finie à terre et s'approchant ensuite des lourdauds dans le but de leur coller une petite correction made in de Brun.  

- Hey les gars, vous avez rien de mieux à foutre que de vous en prendre à un mec qui fait la taille de votre petite soeur ? Vous faites un complexe ? Z'avez une petite bite c'est ça ? Hein ? Il t'a vomi sur tes godasses ? Pov' petit chou … Tu as peur que ta maman te grondes ? Franchement, frapper un homme ivre … Oooouh quelle virilité ! Si vous n'aviez pas été aussi moches, je vous aurais proposé une petite partouze ! Entre bon petits pédés, hein les potes ?

Ce genre de provocation marchait toujours avec des lascars comme eux, si bien qu'ils se détournèrent du pauvre gars déjà bien amoché pour se diriger vers le Pixie. Ce dernier se craqua la nuque, les attendant de pied ferme. Il savait se battre depuis qu'il était gosse et il avait pu se perfectionner grâce à l'armée donc ce n'était pas trois géants en blouson de faux-cuir qui allaient lui faire peur. Même avec une épaule démolie. Cela dit, il ne bougea pas. Immobile. Stoïque. Même quand un poing se fracassa sur son arcade maintenant en sang. On lui a toujours dit : « Ne frappe jamais en premier, comme ça tu pourras lui maraver la gueule sans avoir d'ennui parce que tu pourras gueuler ... »

- LEGITIME DEFENSE !

Son coude vola dans la mâchoire du mastodonte qui fit un bruit sinistre avant d'envoyer son genou dans son abdomen, le mettant à terre. MOVE BITCH, GET OUT THE WAY ! Un rire sonore s'échappa de ses lèvres, y'avait pas à dire, rien ne valait une petite altercation pour le mettre de bonne humeur ! Les deux autres ne firent pas long feu non plus et une fois le travail terminé, il se frotta les mains et s'approcha de Vomito avant de se mettre à sa hauteur. Il prit son menton entre ses doigts pour constater l'ampleur des dégâts et ne pu s'empêcher de faire un commentaire :

- Et beh … Ils t'ont pas loupé toi ! Tu vois, si tu avais accepté de danser avec moi, tu n'aurais pas fini dans cet état ! Enfin … Pas avec le minois abîmé quoi… Bref ! Va falloir aller à l'hôpital mon coco, t'as de la chance que je n'ai pas bu et que je ne sois pas rancunier !

Lorcàn lui fit un petit sourire conciliant et se mit dos à lui tout en le désignant du pouce. Son épaule était bien trop fragile pour porter quelqu'un (même s'il devait faire dix kilos tout mouillé et habillé en combinaison de ski en titane) à bout de bras.

- Grimpe ! On ira plus vite ainsi ! Par contre, si t'as encore envie de vomir prévient moi ... Ou du moins essaye, se serait grave sympa !

Aïe. Ouille. Bon sang. Le corps plaqué contre un mur sale de ruelle, je ne touchais plus le sol, et était incapable de riposter face à ce que ces trois tas de muscles m'infligeait. A croire que l'alcool poussait les hommes au pire, car si moi j'étais un peu éméché, ces types avait sans doute encore plus bu. Je serrais pourtant les dents, évitait de leur donner entière satisfaction en exhibant ma douleur. J'avais appris à me retenir, à ne pas laisser plus fort que moi détruire ma dignité, à défaut d'y laisser ma carapace de chair. Et puis, de toutes manières, quelqu'un allait bien finir par arriver. Cette boîte était un lieu très fréquenté. Il y avait toujours du monde. Ils allaient bien remarquer que j'étais en train de me faire passer à tabac... n'est-ce pas ? En tout cas, je l’espérais du plus profond de mon cœur. Car à ce rythme là, je n'allais pas tenir longtemps.
Mais alors que je pressentais le pire arriver, à savoir une ultime pluie de coups qui me serait certainement fatale vu mon gabarit de moineau et la violence de ceux qui arrosaient déjà mon visage, quelque chose se produisit. Mes prières sourdes furent entendues. Et moi-même, j'entendis une voix qui, étrangement, ne m'était pas tout à fait inconnue. A semi-conscient, je rouvrais les yeux sur une silhouette floue et tremblante baignée par la lumière des néons, qui ne me renseignait pas davantage sur l'identité de mon mystérieux sauveur. Je reconnaissais simplement une voix d'homme, claire, provocatrice. Suffisamment pour que celui des trois qui me maintenait au mur en broyant le col de ma chemise ne lâche, précipitant ma chute molle sur les pavés de la ruelle humide de neige.

Face contre terre et on ne peut plus sonné, je relevais avec peine les yeux vers l'action qui se passait devant son nez. Le type qui les avait provoqué était littéralement en train de leur mettre la dérouillé du siècle. Clignant plusieurs fois du regard pour tenter d'ajuster le flou énervant qui m'empêchait d'assister à tout ça, je tentais de me redresser et de comprendre ce qu'il se passait. Mais j'avais bien l'impression que la teneur en alcool qui circulait dans mon sang, ainsi que l'agression que je venais de subir ne voulaient pas me laisser suivre les mouvements rapides des quatre protagonistes. Ce n'est que lorsque la bagarre se termina, laissant victorieux mon sauveur et les trois autres gémissant à terre, que je compris que j'étais tombé sur quelqu'un de bien. Là-haut, on ne m'avait pas totalement laissé tomber...
Je le laissais me parler tandis que j'étais parvenu à m’asseoir contre le mur. Ses mots fusèrent rapidement, avec une aisance dans cette langue que je n'aurais probablement jamais, ce qui me demanda un effort de concentration supplémentaire. Je ne pouvais que le regarder, encore surpris d'un tel retournement de situation. « … Vous être... garçon boîte ?... », marmonnais-je faiblement, tentant tout de même de me redresser un peu plus. J'étouffais un gémissement de douleur à mon tour en sentant tout mon être se faire parcourir de douleur. Bon sang. Si j'avais quelque chose de cassé, je ne pourrais plus assurer mes cours... et je me ferais sans doute virer. Adieu le Canada, adios le visa, et re-bonjour ô mère Russia, son bortsch et son folklore tape à l'oeil... tout ça à cause d'une sombre histoire de vomis. Ma vie était décidément bien peu méritante.

Je vis l'homme se pencher sur moi, puis me faire dos. Je mis quelques secondes avant de comprendre ce qu'il voulait, et je me laissa littéralement tomber contre lui, enroulant mes bras maigres autour de son cou. Je ne devais pas peser bien lourd. Un vrai poids-plumes, c'était le cas de le dire... « Hôpital... Bratja travailler hôpital... mais pas ce soir... lui maison... » Je parvenais à peine à esquisser des mots intelligibles pour les anglophones alors que mon accent se faisaient toujours plus fort et que des termes de mon propre pays fusaient au hasard. Mon Bratja, mon frère donc, ne devait pas être au courant de tout ça. Je ne voulais pas l'inquiéter plus que ce que je ne le faisais déjà. Alors, c'était une très bonne chose qu'il ne travaillait pas à l'hôpital ce soir là. Au moins... ça retarderait l'échéance. Relevant le nez alors que mon visage était contre la peau du cou de cet homme, je finis tout de même par m'inquiéter de son sort. « Je... vous aller bien quand même ? Vous vous battre... pour moi... merci... » Puis je laissais retomber ma tête lourde sur lui, soupirant de douleur, tandis que tout le poids de mon corps reposait désormais contre le dos de ce drôle de véhicule humain improvisé.


Les lumières blafardes m'agressaient la rétine. Le bourdonnement dans ma tête se faisait toujours plus fort. Une fois sur place, il me semble qu'on me prit rapidement en charge, mais j'avais déjà atteint le bord de l'inconscience. Je n'avais pas envie de bouger, ni que l'on me force à quoi que ce soit. Cependant... je fus vite de retour à la réalité, allongé sur un lit, des bandages couvrant quelques centaines de centimètres carrés sur ma peau. Enveloppant mon bras, aussi. Et une partie de mon torse. Je soupirais un instant, constatant avec déplaisir que j'allais manifestement devoir poser quelques jours de congés... voire des semaines. Super. A peine arrivé, je me faisais déjà remarquer. Il allait bien falloir que j'invente quelque chose... un accident... ou autre. Mais tandis que je me perdais dans mes pensées, quelqu'un toqua à la porte. « Da ? », lançais-je, sans savoir de qui il pouvait bien s'agir.