- Et bien si les horaires vous conviennent, vous m'en voyez ravi ...

Par Ganesh que cet homme était prolixe… J’avais l’impression d’être fasse à un automate. Il restait là, raide dans son fauteuil avec son air totalement blasé qui me signifiait sans aucune peine qu’il ne trouvait pas grand-chose d’intéressant dans mon discours. Enfin du moins, il le cachait bien si c’était le cas. Et je devinais sans mal que son attitude en avait mis plus d’un et d’une à très rude épreuve ! C’était déjà une situation difficile que de devoir prouver nos capacités sur un seul entretien… de parler de soi, de justifier des choix personnels souvent très intime et pas nécessairement avouable. Mais devant ce genre de personnalité, j’avais l’impression d’être à nue, jugée... Et je ne trouvais vraiment pas cela agréable. Pourtant, je tâchais de garder le sourire et de ne pas me fier à ce que je voyais ou ressentais. A de très nombreuses reprises, j’avais été surprise de voir que les plus belles personnalités se cachaient derrière des faciès froids, sévères, ou comme Kassim se protégeaient en jouant un rôle… une sorte de comédie perpétuelle quitte à confondre un peu la réalité de la fiction. Peu importait, j’essayais de tempérer mon impression de gêne intense pour lui montrer le bon côté de ma personnalité. S’il me laissait un minimum de champs d’action, j’étais certaine de pouvoir lui prouver qu’il pouvait me faire confiance et pourquoi pas, me donner l’occasion d’être un peu indispensable. Bon… pour ça, on verra plus tard, hein ! Pour l’instant il avait surtout l’air d’être en plein rendez-vous chez le proctologue.

En attendant, il demeurait de marbre et ne laissait rien filtrer. Ce qui me rendait particulièrement nerveuse. Et puisqu’il était de mon espèce, je n’arrivais pas à lire en lui, a ressentir la moindre de ses émotions qui auraient pourtant été utiles cette fois, pour me donner une indication peut être, sur le fond de sa pensée très expansive (rigolade). Mais il se fit enfin plus bavard, alors que j’étais une fois encore sur le point d’insister pour qu’il sorte un peu quelque chose ! Pfiiiou, on pouvait dire qu’il avait un certain sens de … la mise en scène ?

- Chacun son point de vue, Mademoiselle Noor Shekhar. Et bien si vous le pensez, je ne vois pas pourquoi je remettrais en doute vos capacités intellectuelles. C'était juste une … Mise en garde. Nous voyons tellement de chose affligeante de nos jours que je me suis senti obligé de le préciser. Ce n'était pas contre vous personnellement ...

Un léger sourire, peut-être un peu curieux prit place sur mon visage alors que je le regardais à mon tour, très fixement. Mais cette fois c’était à moi de garder le silence alors qu’il m’observait, semblant m’analyser. Franchement il n’y avait tellement de ressemblances entre un cyborg de science-fiction et lui que je l’imaginais dans un décor futuriste. Oh Ganesh… en fait, ce type, s’était SPOCK ! Et alors que je réalisais que oui, il n’était sans doute pas qu’un Nuckelavee mais certainement une autre sorte de Faës terriblement silencieuse et émotivement impuissante, mi-Nuck, mi-Vulcain, Blackwood semblait m’observer avec toujours autant d’attention. Ses yeux brillaient d’une intelligence certaine, mais il avait surtout l’air de faire planer le silence volontairement… Et bien évidemment me rendre compte de cette nouvelle petite mise en scène théâtrale me fit sourire plus encore. Au final, il n’était pas si complexe que cela. Enfin, pas en cet instant où le Nuckelavee essayait sans doute de donner plus d’importance encore à sa décision. Pour lui donner plus de poids, du moins c’était l’impression que j’en avais. Mais la chose m’amusa, et je restais moi aussi parfaitement silencieuse jusqu’à ce qu’il se décide à annoncer le verdict, une minute plus tard.

- Soyez là demain à neuf heures, si vous êtes en retard ne prenez pas la peine de monter les escaliers jusqu'ici … Je ne tolère pas l'imponctualité. Je vous expliquerai tout sur le tas, ça n'a rien de bien compliqué ...

S’il s’était levé pour me tendre sa main, je ne bougeais pas. A l’intérieur de moi-même, j’étais très heureuse d’avoir réussi ce test même si vraisemblablement, ce n’était toujours pas gagné avec lui. Il me faudrait lui prouver bien des choses pour faire l’affaire sur le long terme. Mais ce n’était pas l’ampleur de la tâche qui me faisait peur ! Surtout pas après cette drôle de démonstration de sa part. Non au contraire, ma curiosité allait grandissante quant à sa personne et je l’observais alors, le visage détendu pour attendre, moi aussi… une minute. Pile. Et pendant cette contemplation, j’en vins à lui sourire avec une grande franchise, et amusement sans doute aussi devant son empressement à me tendre la main. Puis la minute fut passée, et je me levais alors à mon tour avant de pendre délicatement sa main dans la mienne, posant la deuxième sur la poignée qui liait un accord convenu quant au travail que j’étais venue chercher auprès de lui.

-Je serais à l’heure, vous pouvez me faire confiance. A l’heure, et d’aspect correct…

Cette fois, j’évitais de lui adresser un clin d’œil ou de l’abreuver encore de parole puisqu’il ne semblait pas vraiment apprécier les démonstrations d’enthousiasmes. Au contraire, j’avais l’impression qu’il se sentait vite acculé par des phrases trop longues. En vérité, je crois que je le trouvais intéressant… mais terriblement sombre et abattu. Drôle d’homme que ce Blackwood. Pourtant il était un peu drôle à ces dépends…  avec ses attitudes, ses expressions théâtrales et ses avis de type accrochés à ses p’tites habitudes !

-Merci Monsieur Spo... Blackwood. Pour votre temps et votre chaleur ! Vous m’avez l’air de quelqu’un de très aimable… j’ai hâte de travailler pour vous.

Je n’avais pas envie de me moquer mais… il fallait dire qu’il n’était pas vraiment très amical ! J’avais simplement envie de lui faire comprendre qu’il ne m’intimidait pas, et que son attitude ne serait certainement pas un moyen pour lui de me faire fuir son cabinet. J’en avais croisé des biens moins aimables… Et puis, il m’intriguait, je devais bien l’avouer ! En attendant, je me contentais de lâcher sa main après un dernier sourire franchement reconnaissant, pour récupérer mes affaires et filer vers l’entrée.

- Je rapporterais du thé et des croissants. Oui, si vous n'êtes pas très café, vous êtes forcément thé, c'est la règle ! Enfin ... j'essayerais d'être moins bavarde, pour votre confort. A demain, donc.

A demain, et à toujours…