Quelle plaie. Plus les jours passaient, plus ce pays se transformait en congélateur. Un degré sautait chaque matin se faisant, à la sonnerie du réveil. A croire que la simple action de se lever causait du tord aux températures… et les nuits n'arrangeaient rien. La terre canadienne ne dégageait aucune chaleur. Le soleil ne servait à rien, si bien que le soir, la ville entière devenait un cimetière enneigé. Aux yeux de Kassim, habitué à un climat plus doux, il n'y avait rien de pire. Sa race étant prompt aux angines, il prenait grand soin de sa santé, quitte à en faire trop. Peut-être était-il même au bord de l'hypocondrie. En tout les cas, c'était d'une humeur massacrante qu'il avait terminé de nouer sa cravate par-dessus sa chemise blanc cassée. Un coup d'oeil vers son reflet lui indiqua immédiatement que ce serait une longue, pénible soirée. Mais impossible d'y échapper. Ce client était une affaire en or, littéralement. Un gros bonnet, patron d'un cabinet d'orfèvrerie renommé dans le milieu bijoutier. Si Kassim parvenait à lui refiler un certain stock de marchandise, le pourcentage touché sur la revente des bijoux serait on ne peut plus conséquent… Alors, ne serait-ce que pour son travail, il ferait un effort et sortirait dans le froid mordant de la nuit.
Une fois prêt, c'était paré du plus chaud des manteaux qu'il était descendu jusque dans le hall de l'hôtel dans lequel il résidait depuis déjà bien des mois. Il n'avait pas encore eu le temps de chercher son propre logement, la tête constamment prise dans ses affaires. Mais il songea au fait qu'il devrait y penser très bientôt. Sa couverture serait rompue s'il restait trop longtemps tributaire d'un lieu public…

En parlant de couverture, il fût des plus surpris de voir qu'on était venu le chercher. Et évidemment, c'était forcément elle. On avait cru bon, dans son lot de ballotins de bras-droit, de lui coller aux basques une espèce de rouquine qui était censée lui servir de garde du corps. Bon, on ne pouvait pas nier qu'elle était fort agréable à regarder, et qu'il préférait une belle jeune femme pas trop sotte à un mastodonte au Q.I de moule. Mais la donzelle était aussi causante qu'une montagne de glaçons, et pour être honnête, le Stryge en avait déjà marre de ce climat givré. C'était bien dommage d'avoir une aussi belle gueule et passer son temps à la tirer… la gueule.

« Tiens. Bonsoir, Sygrid. », lança-t-il, s'approchant de la voiture. « Je ne savais pas que dîner dans un restaurant nécessitait une protection particulière... Enfin, remarque, le homard pourrait me sauter au visage pour me badigeonner de sauce au beurre. »

Ouvrant la portière de lui-même comme le grand garçon qu'il était, il s'engouffra à l'intérieur et aboya presque au chauffeur d'enclencher immédiatement le chauffage. Soufflant sur ses mains gantées pour les réchauffer à leur tour, il laissa la jeune femme s'engouffrer à son tour à l'intérieur, avant que la voiture ne bouge vers leur destination. Le Beckta Dining & Wine, à une dizaine de minutes véhiculées.

« N'hésitez pas à sourire, surtout, hein, c'est l'occasion ou jamais... », dit-il, alors, que les lumières du restaurant se faisaient déjà entrevoir. « Et puis au moins, ça me permettra de voir si vous en êtes capable. »

Avec le temps, le froid était devenu une amie pour Sygi. Elle était née dans l’une des contrées les plus austère du Danemark, avait grandi avec elle… et même si Cuba, ou les zones désertiques qui avaient variés les destinations de ses années de guerre lui avait appris à tolérer les fortes chaleurs, elle n’aimait que les températures négatives. Il n’y avait rien de mieux sans doute, que de sentir le froid picoter votre peau sous le souffle d’une brise hivernale, ou de voir la gelée se former à même les vitres les soirs où la température chutait brusquement. Sygrid aimait le Canada pour cela. Parce que quelque part, ce pays lui rappelait les rares choses qu’elle regrettait parfois de son pays natal. Parce qu’ici, le froid même en pleine ville, avait une odeur de sapin et de grand nord. C’était grisant. Autant sans doute, que les quelques verres de liqueurs qu’elle avait enchainé avant de venir rejoindre le chauffeur de Kassim Aydogan ce soir-là. Etre appelé à bosser le soir… c’était moche. Elle n’en avait plus vraiment l’habitude. A vrai dire elle n’avait plus l’habitude de grande chose depuis deux ans, hormis se morfondre dans le noir, vidant des bouteilles tout en essayant d’éloigner Neevra de ces dernières. L’emploi du temps qu’elle avait prévu pour ce soir avait été celui-là… Mais un simple appel avait remis en question ses plans d’exception.

A présent, le Phoenix laissait sa boisson la réchauffer de l’intérieur. Raison pour laquelle Sygrid patientait sans manteau à l’extérieur du véhicule, négligemment appuyée sur ce dernier. Une très légère discussion avec le chauffeur lui avait permis de savoir quel était le programme du soir : un dîner avec on ne sait qui, pour on ne sait quoi… après tout, Sygrid s’en foutait pas mal de ce que trafiquait l’homme aux épais sourcils. Elle se doutait cependant qu’il n’était pas tout blanc… mais qui l’était aujourd’hui ? D’ailleurs, celui-ci avait fini par se pointer… enfin. Elle le salua d’un très léger signe de tête, tout en tirant sur sa veste cintrée qui soulignait sa maigreur actuelle. « Tiens. Bonsoir, Sygrid. Je ne savais pas que dîner dans un restaurant nécessitait une protection particulière... Enfin, remarque, le homard pourrait me sauter au visage pour me badigeonner de sauce au beurre. »

« Je l’ignorais également. Mais il s’avère que vos ‘sous-fifres’ pensent que ma présence était nécessaire. Sans doute ont-ils finalement plus de pouvoir que vous … »

Il n’était pas difficile de constater à quel point Aydogan était toujours enchanté de sa présence. Ironie. Non en réalité Sygrid voyait bien qu’il n’avait pas lui-même demandé un bodyguard. Mais le Phoenix encore une fois, se fichait bien de ce qu’il en pensait, puisqu’elle ne faisait que suivre les ordres d’un tiers. En l’occurrence, celui qui signait les chèques (l’un des bras droits donc…), Kassim était par définition un client et non son patron. Sa volonté n’avait donc pas beaucoup de poids. En silence à présent, la Danoise prit place dans la voiture, ne sursauta même pas quand le Turc se mit à hurler sur le chauffeur et se contenta d’observer le paysage citadin à travers la vitre. Sans vraiment d’enthousiasme, évidemment. Et c’est donc avec un visage totalement blasé qu’elle accueillit les paroles de Kassim vers qui elle se tourna pour faire mine de s’intéresser à lui. « N'hésitez pas à sourire, surtout, hein, c'est l'occasion ou jamais... Et puis au moins, ça me permettra de voir si vous en êtes capable. » Loin d’avoir envie de lui sourire, Sygrid l’observa avec une expression toujours aussi lasse, laissant planer un silence avant de répondre presque sous la contrainte :

« Il ne me semble pas être payée pour sourire monsieur Aydogan, et je doute qu’une prime me soit accordé pour cela. »

La plaie. La grosse plaie purulente, sanguinolente. Tapotant contre l'intérieur de la portière, l'impatience de Kassim était presque palpable. Sygrid était déjà en train de lui taper consciencieusement sur le système, et la soirée venait à peine de débuter. Ils n'étaient même pas encore sortis de voiture que le climat glacial des lieux venait de perdre encore quelques degrés suite aux répliques glaciales de la garde du corps imposée par des imbéciles. Imbéciles qu'il devra se charger d'allégrement virer une fois ce contrat en poche... ou dévorer. Au choix, selon l'humeur.
Le froid mordant de la nuit lui arracha le visage dés l'instant où il fit un pas hors du véhicule. Heureusement que le chauffeur les avait déposé juste devant la porte. On le débarrassa à contre-coeur de son manteau si précieux lorsqu'il entra, ce qui lui permit de jeter un coup d'oeil circulaire à l'endroit. C'était la première fois qu'il venait dîner ici... et cela faisait bien longtemps qu'il n'avait plus eu autre chose que des pommes en bouche quand il s'agissait de nourriture légalement acceptable.
A peine entrèrent-ils cependant que l'on vint à leur approche.

"Aaaaah, Aydogan ! Quelle joie de vous revoir...", lança un homme moustachu au gros bidon qui serra la main de Kassim à peine arrivé dans son champ de vision. "Mais je vois que vous n'êtes pas venus seul ! Ai-je affaire à Madame ? Votre épouse est ravissante..."

Oh putain.
Mais la voilà, la bonne idée ! Voilà qui promettait d'être amusant...
Alors qu'une micro-expression de surprise passa dans le regard sombre du Stryge, il se composa un large sourire satisfait tandis que son client baisa galamment la main de la rouquine. Rouquine qu'il s'empressa de prendre par les épaules dans un geste d'une tendresse infinie, jouant avec les éléments que ce gros beunet en face d'eux lui avait gracieusement donné. Merci d'être aussi crédule mon couillon, j'espère que t'es pareil en affaires...

"... Je ne vous le fais pas dire !", renchérit Kassim un ton tout aussi jovial. "N'est-ce pas adorable de sa part d'être venue ? Elle devait garder nos quatre enfants mais elle tenait absolument à connaître les tenants et les aboutissants de ce contrat... hein, chérie ?"

Il avait accompagné sa dernière injonction à son "épouse" d'un regard appuyé, signifiant partiellement que son emploi serait remis en question si elle faisait capoter ce coup-là. Et il espérait qu'elle serait assez intelligente pour comprendre qu'ils avaient tout deux beaucoup à perdre si elle ne jouait pas le jeu...

Le trajet n’avait pas été vraiment pénible sachant que Sygrid avait désormais l’habitude d’attendre dans le silence le plus complet. Si elle était considérée comme ‘nouvelle’ dans le métier, ses expériences dans l’armée et ses facultés à apprendre rapidement les ficelles d’une activité lui avait déjà permis de faire ses preuves. Kassim Aydogan n’était pas le plus difficile des clients dont elle avait eu la charge. Et pas le plus arrogant non plus, puisque la patience du Phoenix avait déjà hautement été mise à l’épreuve, bien plus qu’avec ce petit blanc-bec qui pensait sans doute pisser sur le monde avec sa petite affaire sans intérêt. Elle en avait vu, des vrais durs… de ceux qui à 16 ans à peine possèdent déjà un regard à vous faire frémir, vous… une créature surnaturelle blindée par la vie. Alors lui, c’était de la rigolade ! Sygrid resta donc silencieuse alors que l’ambiance devenait pensante et qu’Aydogan gardait maintenant le silence. Une très bonne chose ! Parce que le jeu du ping pong pouvait la lasser très vite, et que renvoyer la balle à un client à la base, ça ne se faisait pas…

Une fois arrivée devant le restaurant, Sygrid descendit de la voiture pour filer Kassim à une distance respectable. La soirée ne faisait que commencer et pourtant la Faës rêvait déjà d’un bon verre… L’idée la faisait frémir. Un bon verre, puis une bonne bouteille… et son dodo pour parfaire le tout. Voilà ce qu’elle avait en tête au moment où ses pas la rapprochaient significativement de Kassim et de son client qui venait de lever les yeux vers elle. « Aaaaah, Aydogan ! Quelle joie de vous revoir… Mais je vois que vous n'êtes pas venus seul ! Ai-je affaire à Madame ? Votre épouse est ravissante... » Sygrid crut défaillir… Plus qu’un affront, c’était la preuve d’une stupidité affligeante. Ce type ne devait pas avoir beaucoup de jugeote pour affirmer sans ciller que si il y avait une femme aux côtés d’Aydogan ce soir-là, c’était forcément parce qu’elle était son épouse… Quelques secondes après cela, et essayant de ne pas froncer les sourcils d’un air trop désapprobateur, Sygrid allait dissiper elle-même le malentendu quand son client prit la parole sur un ton bien trop enthousiaste. « ... Je ne vous le fais pas dire ! N'est-ce pas adorable de sa part d'être venue ? Elle devait garder nos quatre enfants mais elle tenait absolument à connaître les tenants et les aboutissants de ce contrat... hein, chérie ? » Oh putain le bâtard de traitre… Dans l’armée, elle lui aurait déjà botté le cul et arraché les couilles mais… elle n’était plus Major, elle n’était plus dans la lutte anti-terrorisme, la torture n’était désormais plus envisageable. L’air particulièrement blasé, elle jeta un œil à celui de Kassim. Bien. Là elle avait deux choix. Soit elle le plantait là au risque de se faire virer (puisqu’on lui avait offert une dernière chance après quelques frasques. L’honnêteté semblait être répréhensible dans ce métier), soit… elle jouait le jeu pour son chèque, et la certitude qu’elle pourrait continuer de boire pénard le soir venu. La bouteille semblait plus importante que l’honneur, une chance pour son client. Mais quitte à jouer le jeu, Sygrid comptait bien ne pas forcer. Et puis quoi encore.

« Disons que cette soirée me semblait hautement moins insupportable que d’être seule avec ses enfants. »

Sur ce, elle se dégagea de l’emprise de son ‘époux’ non sans lui adresser un faux sourire qui ressemblait surtout à l’expression classique d’une Dana Scully post-chirurgie rectale.

« J’ai vraiment besoin d’un verre… »

Finalement, la soirée ne s’annonçait pas si mal, si elle avait des raisons de boire pendant son service… Sygrid s’éloigna donc rapidement des convives, pour se diriger vers le bar du restaurant avec une avidité certaine. Qu’il était con Aydogan ! Il n’imaginait même pas à quel point il venait de se saboter. Mais il en aurait certainement la preuve dans très peu de temps.

Il attendait la réponse de Sygrid avec une impatience certaine. Non pas qu'il doutait de son professionnalisme, mais elle n'avait sans doute jamais eu à mentir de la sorte pendant l'une de ses gardes rapprochées. Tant mieux pour elle, remarque, car le stryge devait bien avouer qu'il lui demandait beaucoup sur ce coup-là. Mais comment justifier de manière crédible et censée qu'une femme pareille lui colle aux basques pendant toute une soirée ? Sa fierté très mal placée refusait d'opter pour la vérité, alors... il n'avait trouvé que ça.
En entendant sa réponse à moitié amer, Kassim ne se sentit que partiellement soulagé. Elle donnait simplement l'impression d'une femme extrêmement blasée par son mariage, faisant partie de celles qui ont un amant pour chaque jour de la semaine pour combler la frustration d'un mari impuissant et workaholic.

C'était déjà quelque chose... Mais pas assez pour l'immortel qui la suivi du regard, sévère, jusqu'au bar du restaurant. Claquant sa langue contre son palais, légèrement courroucé, il finit par reporter son attention sur son client, tentant de rebondir le plus naturellement possible sur ce que venait de dire sa « chère et tendre ».

« Ha, ha... Oui... ils sont sacrément turbulents. Tout le portrait de leur père ces gamins ! »

Les deux hommes finirent par s'asseoir, et entreprirent déjà de discuter boulot. Kassim tenait absolument à garder tout contrôle sur cette soirée, quitte à en faire un peu trop, mais qu'au moins, la balle reste dans son camp. De toutes manières, si les choses venaient à partir en cacahuète trop salée, un petit coup d'hypnose arrangerait tout ça. Bien que... une fois encore, il aimait particulièrement la sensation d'être parvenu à ses fins seul, uniquement grâce à ses talents, et non pas forcément grâce à ses pouvoirs.
Cependant, au bout de quelques minutes de conversation, et alors que le serveur avait distribué trois menus, le client s'étonna que Sygrid ne revienne pas. A croire qu'il s'intéressait plus à elle que ce que Kassim pouvait bien lui raconter... génial. Faisant mine de rien tout en se levant, le Stryge sourit au gros tas, et appela gentiment la rouquine.

« Mon ange, mon petit sucre d'orge... Tu ne viens pas avec nous ? Je crois qu'ils ont du homard, ton plat préféré ! »

Ses pas le menèrent vers le bar où machinalement, il s'approcha d'elle pour pour parler bien plus bas... et d'un ton beaucoup moins sirupeux. Bien plus sec, en effet. Tout en gardant une attitude le plus professionnel possible... ce qui n'était jamais gagné, avec un type comme lui.

« Vous avez vraiment intérêt à jouer le jeu, De Agüero. Si ce contrat part en fumée, vous êtes virée, et cramée de partout dans la profession. Alors si vous voulez bien revenir à table en jouant la gentille épouse souriante, ce sera aussi bon pour moi que pour vous. »

Quittant le bar après ce rappel à l'ordre, il retourna à table sans aucune autre forme de procès, reprenant sa conversation avec son futur pigeon. De beaux sourires et une attitude agréable... avant de le saigner à blanc. Toute l'histoire de sa vie, en somme.

« Justement, ma femme me disait qu'elle comptait s'acheter une parure de diamants chez vous pour notre prochain anniversaire de mariage. Hein, chérie ? Chérie, tu vieeeeens ? »

Oh putain oui, un verre… VITE ! Tant qu’à faire, si le craignos avait dans l’idée de se servir d’elle pour ses affaires, il n’y avait pas de raison qu’elle n’en profite pas un minimum. Il lui filait un statut, pourquoi n’en tirerait elle pas profit ? Non seulement parce qu’elle avait une vraie foutue envie de boire un coup, mais aussi et surtout… parce qu’elle n’allait certainement pas se laisser soumettre par ce demeuré. Une fois accoudée au bar, Sygi laissa un petit sourire se dessiner sur son visage ? Très léger, à peine visible mais témoin que la situation avait tendance à l’amuser. Elle commanda un Rhum Stroh, une boisson relativement rare dans les bars… mais dieu merci, ils en avaient ici.

Elle n’aimait pas Aygodan. Son comportement était à chier, vraiment. La considérait-il comme une moins que rien ? Avait-il un regard foutrement misogyne sur elle, à tel point que l’idée d’avoir une femme à ses côtés ne pouvait signifier qu’une chose : Qu’elle était sa chose ? Son épouse ? Les deux ? Bon sang… Elle avait prouvé à bien plus machistes, à personnalités bien plus rudes, de quel bois elle était faite. Dans un milieu où les hommes de poigne dominaient, elle en avait écrasé plus d’un sans jamais se fatiguer. (Et même dressé Lorcàn alors c’est dire !) Mené des troupes, des assauts, des combattants… Elle faisait partit de leurs rangs, avait elle aussi bataillé sous une pluie d’obstacles, dans la douleur et armes à la main. Ce n’était certainement pas ce p’tit coq de basse-cour qui allait la rabaisser ainsi… Tout du moins, il pouvait essayer. Sygrid avait vu bien des guerres, et était trop fière et combative pour supporter sans rien dire une telle humiliation… Alors s’il voulait jouer, ils allaient jouer. Et justement, mister Conno revenait à la charge, sans doute qu’il était temps pour sa gentille femme de venir faire la belle. « Mon ange, mon petit sucre d'orge... Tu ne viens pas avec nous ? Je crois qu'ils ont du homard, ton plat préféré ! » Elle ne lui adressa pas même un regard, préférant vider son verre d’une traite et en commander un second. Mais le ton qu’il employa ensuite cependant… ce ton-là, eut insidieusement le don d’aggraver son irritation. « Vous avez vraiment intérêt à jouer le jeu, De Agüero. Si ce contrat part en fumée, vous êtes virée, et cramée de partout dans la profession. Alors si vous voulez bien revenir à table en jouant la gentille épouse souriante, ce sera aussi bon pour moi que pour vous. »

Mais oui, c’est cela. Qu’il lui donne des ordres… qu’il la menace. Il devait être un homme fort peu doué dans ses affaires s’il n’était pas capable de voir qui était son interlocuteur et quel serait son attitude. L’anticipation… Cela faisait tout. Mais ce jeune gamin décérébré ne devait pas avoir gagné beaucoup de luttes (et là, la joueuse rit !), pour ne pas connaitre de telles bases. Sygrid garda alors son visage à l’expression froide, fermée. Et pourtant, en se tournant vers lui, elle lui adressa un sourire presque moqueur. Ce qui n’augurait rien de bon. Elle le laissa donc prendre les devants, se saisissant de son second verre pour le suivre d’une démarche bien moins militaire. « Justement, ma femme me disait qu'elle comptait s'acheter une parure de diamants chez vous pour notre prochain anniversaire de mariage. Hein, chérie ? Chérie, tu vieeeeens ? »

« Oh oui, bien évidemment ! »

Elle feignait de tituber à moitié. Et s’effondra sur la chaise qui vraisemblablement lui était destinée. Puis elle aborda une expression très curieuse, voir presque simplette… en s’adressant au client. Le numéro de la docile petite épouse… très peu pour elle.

« Alors Monsieur… truc. Vous voulez réellement faire affaire avec mon mari ? Vous savez, il a beau clamer haut et fort qu’il est un dur à cuire… je dois encore parfois lui couper sa viande, comme à notre petit dernier ! »

Sygrid dodelina alors de la tête, la basculant avec exagération sur le côté pour adresser à Aydogan un sourire faux jusqu’au bout des zygomatiques. Volontairement bien sûr, pour qu’il puisse lui-même s’en rendre compte ! Et en déduire par la même occasion que son boulot, elle n’en avait strictement rien à foutre… dommage ! Parce que sa réputation était faite et qu’elle n’avait pas peur de quelques conneries lancées par un eunuque Turque aux gros sourcils belliqueux.

« Ouuuuups… je n’arrive pas à croire ce que je viens de dire… l’alcool sans doute. Quand je bois j’ai pas la langue pas la poche… et Kassim lui, il ne l’a plus dans la bouche visiblement. Hein ? Mon chériiiiiiii ? »  

Puis elle se pencha vers Kassim pour murmurer, sans plus aucun sourire sur le visage.

« Alors, Il préfère quelle version … ? »

Rah, la saleté.
Rah, la sale rouquemoutte.
Quand Kassim avait entendu l'expression stupide comme quoi les roux n'avaient pas d'âme, il n'avait fait que rire, sans vraiment y prêter attention. Lui-même pouvait parfois sortir des débilités plus grosses que ça encore.
Mais là, il avait la preuve même que ces mots, c'était pas du flan. Sygrid De Agüero représentait à elle-seule la quintessence même de tout ce qu'il n'aimait pas chez quelqu'un, à fortiori, une femme. Oh, bien sûr, les fortes têtes lui plaisaient, en général. Ne serait-ce que pour le défi qu'elles représentaient à conquérir. Mais elle ? C'était pire que tout. Ce n'était ni un défi, ni quelque chose à conquérir. Juste une infâme frigide incapable de professionnalisme.

Au moment-même où elle se rassit avec eux et employa ce ton niais au possible, Kassim sût que c'était fini pour elle. Elle pouvait hors et déjà se rendre au pôle emploi des culs serrés, car il ne la réemploierait plus jamais. Et d'ailleurs, le type qui lui avait collé sur le dos par acquis de conscience pouvait lui se considérer comme un homme mort.  
Touchant à peine à son apéritif, Kassim bouillonnait alors que Sygrid alignait les mots les plus malvenus et idiots qui pourraient être tenus dans une entrevue telle que celle-ci. Et vue la tête déconfite du client face à ce qu'elle pouvait raconter, le Stryge comprit que si elle continuait ainsi, le contrat risquait de lui filer entre les doigts sans qu'il n'en ai vu la couleur.
Il devait trouver une solution... vite... et la seule qui pointa le bout de son nez fut de rentrer dans son jeu. Histoire de se construire une nouvelle crédibilité au-travers de celle qu'elle était en train de détruire. Il inspira un grand coup avant de sourire à la manière de son « épouse » et se lança, sourire planté sur le visage :

« Ooooh, n'est-elle pas délicieuse ? C'est pour ça que je l'aime ! Son sens de l'humour est piquant comme tout ! Même moi, je n'y échappe pas ha, ha, ha ! »

Il avait mis son bras autour des épaules de la garde du corps dans une étreinte sensiblement amoureuse, même si la pression qu'il appliquait sur son bras suite à son chuchotement était plus de l'ordre du « si on était pas dans une pièce remplie de témoins je t'aurai certainement pulvérisé dans ta salade ». Il poussa le vice jusqu'à exercer un micro-baiser sur sa tempe, très rapide - fallait pas déconner non plus – avant de se reculer et de poursuivre :

« En tout cas j'espère que vous ne serez pas vexé ! Ses mots dépassent parfois ses pensées ! »

Vu la tronche que le vieux gars tirait, c'était mal barré. Il les dévisageait avec des yeux énormes comme des soucoupes. Kassim le sentit mal, mais mal... Adieu, saphirs, rubis, émeraudes et autres perles de culture...

« Vous êtes étonnants, tout les deux ! Il y avait bien longtemps que je n'avais pas vu de couple aussi bien assorti et équilibré, c'est rafraîchissant ! »

Le Turque arqua un sourcil. Quoi ? Qu'est-ce qu'il venait de dire, là, le gros moustachu ? Il avait bien entendu ? Fallait croire que son client de ce soir était le type le plus aveugle qui soit... ce qui, dans ce cas précis, était une aubaine. Kassim jeta un rapide coup d'oeil à Sygrid, puis le client, puis Sygrid à nouveau, et enfin le client. Bon. Il avait pas l'air de se foutre d'eux, ce grand benêt. Autant en profiter.

« Ah... Oui, je trouve aussi. », déclara le Stryge, se sentant soudainement soulagé, et s'occupant de focaliser son attention ailleurs, notamment la carte. « Sygrid, ma caille, donc... qu'est-ce que tu veux manger ? »

Ça aidait quand même pas mal, de faire affaires avec des débiles.

« Ooooh, n'est-elle pas délicieuse ? C'est pour ça que je l'aime ! Son sens de l'humour est piquant comme tout ! Même moi, je n'y échappe pas ha, ha, ha ! » Si Sygrid avait pris ce type pour un parfait idiot avant cela, maintenant… c’était pire. C’était la plus lamentable des réactions qu’il pouvait avoir, faire passer les paroles de la Faës pour de l’humour. Le couillon venait tout simplement de démontrer qu’il n’avait pas de répartie. Et pas de jugeote non plus, car entrer dans son jeu c’était aussi accepter son comportement et l’encourager à continuer. Dommage pour son contrat, il allait sans doute assoir son gros cul de péteux dessus. Sygi s’en trouva étonnamment amusée, et ne quittant pas son sourire niais fixait le client qui lui aussi devait être un sacré crétin. Des imbéciles, Sygrid en avait croisé, et dompté durant sa carrière. Mais ceux-là était tout de même le haut du panier, la crème de la crème… Surtout son client actuel qui sombrait dans la mièvrerie et passait un bras autour de son épaule. La Faës n’ignora pas le moins du monde la pression qu’il exerça sur son bras, qui voulait tout dire. Mais encore une fois, c’était simplement un signe d’autorité tronquée. Elle n’en avait strictement rien à péter, les menaces ne faisaient qu’attiser la fierté de Sygrid et son envie de lui planter sa négociation. Cependant, et sous le baiser qu’il déposa sur sa tempe, elle perdit immédiatement son sourire. A nouveau et en une seconde de battement, le Phoenix tirait la gueule et adressait un regard froid et hostile au client, un regard qu’elle aurait aimé adresser a Aydogan si elle n’avait pas été figée de dégoût et/ou un peu vaporeuse à cause des shoots qu’elle s’était déjà tapé.

Et en attendant, l’autre continuait sur sa lancée. « En tout cas j'espère que vous ne serez pas vexé ! Ses mots dépassent parfois ses pensées ! » Bon sang mais ne voyait-il pas que c’était même pas encore l’heure des cacahuètes de l’apéro et qu’elle le foutait déjà dans la merde ? Il était clairement en déficience mentale … ce qui plongea Sygrid dans une lassitude qui s’exprima par un affaissement désespéré des épaules. « Vous êtes étonnants, tout les deux ! Il y avait bien longtemps que je n'avais pas vu de couple aussi bien assorti et équilibré, c'est rafraîchissant ! » Pour le coup, elle n’eut d’autre choix que d’envoyer le plat de sa main directement sur son front. Mais c’était la tribu des glandus ma parole ! Elle émit un rire moqueur qui se termina en gémissement d’horreur tandis que le grand sourcilleux reprenait la parole. « Ah... Oui, je trouve aussi. Sygrid, ma caille, donc... qu'est-ce que tu veux manger ? » Sygrid se sentait piégée. Mais en réalité, qu’est ce qui la retenait ? Rien. A part sa rémunération du soir qu’elle soutirerait à Aydogan, et qu’elle entendait pour filer. Mais en attendant, hors de question de se taper le cinéma à pleurer ou à vomir de ce type. Aussi se tourna elle très lentement vers lui, le fixant d’un air affreusement neutre voir… mort.

« La prochaine fois que tu m’appelles ma caille, ou poulette, ou que tu m’assimiles à un volatile… A n’importe quel animal d’ailleurs. Enfin, encore un seul surnom et je t’arrache les couilles pour les ajouter au plat du jour. C’est compris ? »

Le bout du rouleau. Son client à elle, était un crétin arrogant qui semblait vraiment taper sans arrêt à côté de la plaque. Il était un peu comme les beaufs qui, fan de bowling se ramenaient en tenue complète, chaussures, bandeaux, maillots assortis et boules personnalisés avec gravure à paillettes… Et qui n’éclataient jamais une seule quille. Au moins Aydogan avait la décence de ne pas porter de moustache. Quant à l’autre… il était aussi crédule qu’un nouveau-né, et il œuvrait dans le monde des affaires… c’était une blague ! Pas possible autrement. Sauf que blague ou pas, Sygrid semblait perdre patience et ne plus avoir envie de jouer.  

« De toute façon elles ne servent plus depuis longtemps… » Déclara-t-elle avant de se tourner vers le serveur qui se pointait à sa droite. « Je prendrais donc les couilles de mon mari, cuisinées à la guise du chef, mais pourquoi pas en potée ? Ou alors quelque chose de Français, avec du vin ? »