Peu de choses passionnent Rigel sur le long terme. Elle a la lassitude facile, pour peu qu’un temps mort survienne, que la routine pointe le bout de son nez détestable. Mais l’humanité se réinvente toujours, monstres sortis des placards au innocents qu’on assassine, l’Ecossaise trouve aux êtres éphémères un charme plus incomparable qu’à n’importe quelle autre espèce surnaturelle (Ombres exceptées, elles ne sont que le prolongement mortuaire d’un humain décadent). Les ordres même qu’on lui donne la font déjà sourire. « 6p.m pétante, coin de la cinquième et d’Essex street. Ne soyez pas en retard. » Lui avait-on vaguement meuglé aux oreilles et répété avec une insistance particulière, trop conscient de sa tendance à n’entendre et faire que ce qu’elle ne veut. La mission ne portait pas de nom, n’avait aucune instruction complète, ce que de toute façon Rigel considérait comme futile. Elle sait, d’instinct, ce qu’il en retourne et les heures sombres qui s’annoncent. Elle sait, s’en réjouit et s’en repaît déjà sans honte, à  se pourlécher les babines d’un festin qu’on lui offre sur un plateau d’argent. Qu’ils sont naïfs, les humains, à croire qu’ils tiennent serrées les rênes du destrier de l’Apocalypse.
Pourtant Rigel se traine et obtempère, elle traine sa longue silhouette jusqu’au coin d’Essex Street, les pieds suffisamment lourds pour arriver légèrement en retard. Par principe, pur esprit de contradiction, écho des tambours d’un panthéon polisson bien trop ancré dans ses racines. Hvedrung et autres Loki pour ne pas les citer, l’héritage dont elle se glorifie parfois un peu trop. Plus que de ses aïeux monstrueux, c’est certain.
On lui jette ce regard las qui n’augure que des remontrances mais qu’elle soutient sans peine, menton haut, épaules détendues, du défi dans les prunelles. Qu’ils osent seulement formuler la moindre objection, elle se ferait un plaisir de leur donner la réplique. « Montez. » Qu’on lui assène en la poussant dans l’habitacle d’un SUV crasseux. « Votre nouvelle couverture consiste à vous faire passer pour des clochards ? C’est réussi.» Remarque-t-elle dans un sifflement acerbe avant d’avoir la vue obstruée par un sac en toile épaisse. Bordée de jurons dans toutes les langues qu’elle connaît. Rien ne saurait justifier qu’on l’entrave. Jamais. Ils le savent et ont l’habitude d’encaisser une dizaine d’insulte dont ils ne comprennent pas la moitié.
Elle s’extirpe enfin pour trouver place dans une pièce en sous-sol, bordée de murs en béton et d’une couleur douteuse. On lui glisse un calepin entre les doigts et l’information que sa collaboratrice arrivera bientôt. On prend, bien entendu, soin d’achever sa phrase par quelque chose de désobligeant comme « ne commencez pas les festivités toute seule ». Dommage.
La porte s’ouvre sur une grande brune et le cœur de Rigel manque un battement. Un léger. Un de ceux qui traduisent la surprise et sous-tendent l’émotion. « Si on m’avait dit que la collaboratrice serais toi, petit monstre… » Elle s’étire, comme un chat satisfait, le sourire aux lèvres. Shall we start ?.