18 heures… la ligne verte sur le cadran venait de muter, de l'autre coté de la vitre. Il était temps de quitter les lieux mais jamais avant d'avoir fini ce qui était en cours. C'était un précepte de base qu'elle appliquait autant au travail qu'à pas mal de choses. Avec les heures on pouvait oublier. Si on acceptait son allure c'était en surtout car son cv était aussi parfait qu'elle était minutieuse. Elle ne faisait pas cela pour l'argent…

Quand elle sortit enfin des locaux, seule, la nuit était déjà tombée. Alors que d'autres se pressaient de rentrer se mettre au chaud dans leurs nids douillets avec leurs conjoints ou leurs familles Zsoka exécrait cette idée la grande majorité des soirs. Personne ne l'attendait et l'image même de s'enfermer lui donnait des bouffés d'angoisses. Elle avait bien un toit, une maison mais ce n'était pas chez elle, c'était juste une boite où elle peinait à trouver sa place et le sommeil.

Au delà des soucis personnels qui la tenaient souvent loin de son appartement, elle avait en quelque sorte une mission à remplir. Une jeune femme l'attendait sans même le savoir. Ce n'était pas vraiment de gaité de coeur qu'elle rendait ce service, après tout jouer la maman ne lui était pas arrivée depuis un millénaire. Willy n'en avait peut-être pas conscience, elle comprenait d'ailleurs assez bien son refus d'assumer la suite de son acte, c'était une fleur qu'elle lui faisait. Soit… elle espérait que Océane, puisqu'elle s'appelait ainsi, saurait se montrer autonome. C'était sans doute déjà le cas… Elle avait déjà tendu la toile et décortiqué les indices.

Un bar… ou plutôt une sorte de boite de nuit qui ouvrait assez tôt, voila où la créature trainait. Erzébet entra discrètement, encapuchonné, elle différait un peu des standards de l'établissement apparemment. C'était essentiellement peuplé de jeunes gens branchés à la recherche évidente de rapprochements épidermiques à en juger les parures de séduction. Pas tout à fait le genre de personne qu'elle fréquentait en dehors des bancs de l'université. Fréquenter était encore un bien grand mot pour exprimer les quelques interactions qu'Erzébet avait avec les autres étudiants.

Elle la remarqua presque immédiatement. Sa chevelure flamboyante, sa tenue presque aguicheuse, ses yeux clairs qui scrutaient l'assemblé, une prédatrice en chasse. Dans d'autres circonstances elle aurait assimilé la situation différemment mais elle ne pouvait faire abstraction de la vérité camouflée derrière un visage faussement angélique. De toute évidence Océane avait de la ressource, sa technique était toute trouvée, même si le choix qu'elle fit… était presque surprenant. Elle devait avoir drôlement faim. Océane n'apparaissait pas comme une fille se contentant d'un pigeon blessé lorsqu'elle pouvait avoir un faucon.

Erzébet retira sa capuche et s'avança à son tour vers le bar. Elle portait encore ses vêtements de jour, un vieux jean noir, un gilet élimé sur un t-shirt sans manches, une veste courte et des bottes de cuir noir cloutés. Sans doute faisait-elle un peu tache mais c'était là le cadet de ses soucis, elle savait très pourquoi elle était ainsi. Attraction et répulsion, en parfait contraste avec celle qu'elle venait rencontrer. Le barman la dévisagea un instant avant de lui demander ce qu'elle désirait. Juste une bière, se serait suffisant.

La foule s'avançait vers la scène pour écouter la musique qui venait de démarrer. Zsoka profita du mouvement pour s'approcher de sa cible comme n'importe qui d'autre. Stratégique, elle passa à coté de la jeune femme un peu trop brutalement, pas assez pour causer de gros dégâts mais bien assez pour engager la discussion.

- ils ne sont pas vraiment précieux, rétorqua Zsoka avec détachement. Désolée, une tache sur un tissus aussi délicat que le tien, c'est sur, c'est beaucoup plus embêtant. Mais ton verre est intact. Et puis, sourit-elle, t'as qu'à te dire que c'est le destin… je pense pas que ton premier choix est le plus  judicieux. Le type là bas est beaucoup mieux.

Elle jeta une oeillade amusé vers un charment jeune homme qui zieutait la rousse depuis qu'elle avait entreprit de rejoindre le boutonneux dans son coin. Puis, après un petit "à plus", Zsoka continua son chemin jusqu'à l'autre coté de la salle. Elle but une rasade et fit semblant de s'intéresser aux cafouillages musicaux des trois gamins qui se prenaient déjà pour des rock-stars.

L'exclamation outrée d'Océane fusa dans l'air. Alors comme ça, c'était si frais et pourtant la jeune fille n'avait pas encore apprit à jouer les humaines, ou a se dire qu'elle pouvait très bien être la proie d'un plus gros poisson. Si le fait d'être une stryge était tangible, beaucoup d'autres choses pouvaient l'être. Règle numéro une : toujours ramener les allusions à une visée tout à fait banale. Il n'y avait pas de chasse, pas de soif, pas de victime. Tout le monde était humain en apparence et tout le monde était humain en creusant un peu. De quoi elle voulait parler ? Voyons, il y avait bien d'autres sortes de soif que celle du sang pour pousser une jeune femme dans les bras d'un homme. Ou d'un semi-homme pas très gâté par la nature. Non, Océane n'était pas aussi transparente, pourtant elle semblait en avoir douté un instant.

A la seconde phrase Erzébet détermina le genre de créature à laquelle elle avait affaire : une belliqueuse et une susceptible. Le sens que mettait la jeune femme dans les mots dans la hongroise n'était que sa vision des choses. Elle se sentait donc tellement agressé pour si peu ? Il y avait bien des gens sur terre et bien des gens qui se moquaient allègrement d'une simple tache sur un vieux t-shirt. La rousse était en train de se remonter toute seule comme un jouet à ressorts, sous peu elle risquait de sa mettre à sautiller frénétiquement. C'était presque inquiétant, toutes ces émotions à fleur de peau.

On l'avait traité de bien des choses au cour de sa longue vie mais de couarde, jamais. Il y avait eu bien pire, il y avait eu également bien plus flatteur. Toujours était-il qui si elle compter l'atteindre et la déstabiliser, elle avait intérêt à rechercher bien plus ses paroles. Erzébet demeurait on ne pouvait plus calme, analysant tout ça avec un grand détachement tout en buvant tranquillement sa bière. Elle voulait faire une scène, grand bien lui fasse si elle avait besoin de se défouler. Rentrer dans ce genre de jeu c'était loin d'être dans les penchants de la brune.  

Jusque là Zsoka avait gardé un silence religieux mais les derniers mots et le ton employé ne lui laissèrent pas vraiment le choix. Elle céda à un petit rire qui n'était au demeurant pas bien méchant. Des conseils pour quoi au juste ? Pour attirer des jeunes hommes ? Pour se nourrir ? Erzébet avait eu bien plus de compagnons de vie que tous les flirts réunis de la demoiselle. Et dire qu'elle avait même été marié à cause de son minois. Quand on cherchait, on trouvait. Mais la vérité c'est qu'elle ne cherchait pas et que ce look était bien pratique. La séduction n'avait jamais été son arme. Disons que chaque stryge avait son petit fétichisme personnel.

- Si tu les appelais, ils auraient surement bien mieux à faire avec d'autres qu'avec moi, soupira Zsoka avec une pointe d'amusement. Genre le type là-bas et la gamine en pleine défonce. Tu démarres au quart de tour, toi. T'as un truc à te reprocher ou quoi ?

Zsoka restait bon enfant, elle pouvait se monter froide mais n'était pas agressive de nature. On pouvait aisément admettre que Willy s'était trouvé une petite avec du caractère. Pour affronter les siècles sans broncher et se préserver des tentations dangereuses, il en fallait du caractère cependant. C'était bien sa veine… Une amazone conquérante avec les nerfs à vif. Ce n'était qu'un premier contact après tout. C'était peut-être juste une réaction face à un petit malaise identitaire.