Il était arrivé la veille. Ottawa. De tous ses voyages, il n'aurait jamais imaginé quitter les Etats-Unis et encore moins se poser dans cette ville. Mais dès son arrivée, il avait eu le sentiment que cet endroit était le bon. Ce genre d'instinct qui frappe quand on ne s'y attend pas et qui nous pousse à penser que de grandes choses se passeront si on le suit. Cet instinct ne fait pas apparition bien souvent dans une vie. C'est pour ça qu'il faut l'écouter. Il avait passé la matinée à faire diverses recherches pour s'installer. Recherches de logement, de travail. Il le faisait maintenant parce qu'il savait, que son attention était aussi forte que celle du lionceau qui voyait un papillon et le suivait, sans faire attention à où il allait. Et comme cette ville semblait assez active, s'il n'entamait pas ses recherches maintenant, il ne les fera probablement jamais. Il a 68 ans et continue d'agir comme s'il en avait 20. D'un côté, c'était jouissif, de pouvoir se sentir encore jeune sans ressentir la nostalgie de ces années-là. D'un autre... Qu'est ce qu'on est con quand on est jeune.
Il s'en était pas trop mal tiré. Il avait fait déjà quelques visites d'appartements et en avait vu qui feraient l'affaire. L'avantage d'avoir choisi le Canada était que ses économies avaient gagné facilement 29 %. Les joies du taux de change. Il avait donc des disponibilités assez sympa en matière de logement, sachant que, le connaissant, il n'y mettrait pas les pieds si souvent que ça. Il avait ensuite postulé dans quelques bars dont l'ambiance lui avait plu. Bon, il faut avouer que l'ambiance d'un bar le matin n'a rien à voir avec celle du soir, mais il faut prendre des risques dans la vie. Beaucoup des établissements qu'il avait visités étaient en recherche de barman, il s'était alors demandé si c'était parce qu'ils avaient du monde lorsque le soleil se couchait ou s'il n'y avait juste pas beaucoup de gens qui postulaient. Dans le deuxième cas, il avait une idée pour réduire le chômage..
L'heure du déjeuner arriva bien trop vite et Steven arriva devant les portes d'un restaurant. The Green Door. 20 années auparavant, il s'était retrouvé dans un bar qui avait ce nom là. Il s'appellait de cette façon parce qu'il était considéré comme une porte de sortie pour beaucoup de gens. Un repère de criminels qui cherchaient tous les services du propriétaire, qui était un professionnel dans l'art des faux papiers. C'était sans doute un des endroits où il s'était senti le plus mal à l'aise, chacun des regards que se portaient les clients entre eux traduisaient la même question : "T'es un flic ?". Personne n'avait confiance en personne et au moindre faux pas, la plus innocente des conversations pouvait finir en baston générale. Steven espérait de tout cœur que l'ambiance dans cet établissement n'allait pas être la même. Et il fut vite rassuré.
Oui, c'était un restaurant des plus banals et il fut rapidement accueilli par une serveuse qui lui trouva une table près de la fenêtre. C'était un des critères de Steven lorsqu'il était seul au restaurant : une place près de la fenêtre. Quand il était tout gamin, il aimait regarder à travers la fenêtre et laisser son imagination faire le travail. Que ça soit en imaginant la vie improbable des passants, en visualisant un combat épique entre un super héros et son ennemi juré en plein milieu de la rue, ou simplement en dessinant dans son esprit des décors inimaginables. Quand il était dans sa vingtaine, cette habitude avait plus été pour pouvoir mater tranquillement les jeunes femmes qui pouvaient passer dans cette rue et s'imaginer dans toutes sortes de positions avec elles. Et tout ça s'était terminé par un exercice des plus amusants. Se demander à quoi ressemblerait sa vie s'il était à la place des personnes qui passaient devant ces fenêtres. Cet exercice l'avait aidé à faire attention aux détails. Il devait pouvoir rapidement analyser les individus qu'il voyait pour deviner le plus d'informations sur eux. C'était devenu un réflexe tout aussi pratique dans son boulot, le permettant de cerner les personnes qui se confieraient à lui et donc de pouvoir les conseiller de la meilleure façon. Steven aimait penser que la simple volonté de s'asseoir près de la fenêtre au restaurant quand il n'était qu'un enfant lui avait permis d'être meilleur à son travail 50 ans plus tard. C'était l'une des petites choses qui lui faisaient embrasser son côté enfantin.
Mais pour le moment, il était l'heure de commander et Steven n'avait pas la moindre idée de ce qu'il voulait. Il avait pensé à demander à la charmante serveuse, mais par expérience, il savait que c'était toujours plus amusant de demander aux clients. Il aperçut un jeune homme, probablement dans la fin de sa vingtaine ou le début de sa trentaine, qui avait l'air d'avoir passé une journée quelque peu épuisante, en plus de n'avoir probablement pas beaucoup dormi. Le genre d'homme qui ne supporterait probablement pas Steven. Là était toute la magie du jeu. Il fit savoir à la serveuse qu'il avait encore besoin d'un peu de temps pour réfléchir, avant d'aller s'asseoir à la chaise en face de cet homme. Avec toute la grâce qu'il pouvait avoir dans ce genre de cas, c'est-à-dire aucune, il entama la conversation comme s'il avait fait sauter la porte de ses gonds.
"Salut ! Tu me conseillerais quel plat dans ce restaurant ?"