Ils riaient. L’un d’eux venait de sortir une blague hilarante. Ils étaient en train de profiter des derniers instants de cette soirée improvisée entre amis avant de devoir retourner chez eux afin d’affronter le lendemain. C’était drôle de les entendre plaisanter gaiement en expulsant de leur poumon la fumée d’une cigarette sortie machinalement d’un paquet. De les voir hocher la tête en savourant la dernière gorgée de bière qui marquera la fin des retrouvailles. L’instant où, la tête pleine des dernières nouvelles bien fraîches, chacun des membres de ce groupe regagnera son lit en espérant être d’attaque pour une dure journée de travail quand le réveil sonnera.
Quelques pas plus loin, Gabriel les écoutait, adossé au mur. Personne ne faisait attention à lui et c’était mieux ainsi. Une chose qu’il n’avait jamais oublié, c’était de se fondre dans la masse, ne faire qu’un avec le décor quand il y avait plus de trois personnes à proximité. C’était simple comme bonjour, un véritable jeu d’enfant. Il suffisait de baisser la tête, rentrer les épaules et donner l’impression de ne pas être intéressé parce qu’il se passait autour de lui. Qui ferait attention au type habillé comme un punk qui fumait sa cigarette à l’extérieur d’un bar ? Personne. Et c’était bien ça, qu’il voulait. Il voulait se mêler aux vivants, être proches d’eux sans vraiment l’être. Il avait cerné chacun des liens qui unissait les membres de ce groupe d’amis et avait assimilé leurs prénoms. Il les oublierait assez rapidement, une fois qu’il serait lassé de les écouter et qu’il repartirait vivre sa non-vie. A forcé d’être entourés de morts, Gabriel oubliait presque qu’il avait été à la place des personnes qui discutaient devant ce bar. La tête pleine de rêves, pleine de promesses. Il se revoyait presque en eux. Est-ce qu’ils avaient conscience de la fragilité d’une vie humaine ? Est-ce qu’ils savaient qu’un instant suffisait ? Non. Et en ça, Gabriel les admirait. Et les enviait, aussi. Les humains et cette capacité qu’ils avaient à se croire éternels.

Enfin, le groupe se sépara, se saluant et se promettant de remettre ça la semaine prochaine. Gabriel baissa la tête quand un couple passa devant lui sans le remarquer. C’était trop facile, de devenir invisible aux yeux des autres. Il écrasa machinalement sa cigarette, la jeta quelques pas plus loin et fourra ses mains dans les poches de sa veste. Andrei allait se demander ce qu’il foutait mais il n’avait pas envie de rentrer tout de suite. Il voulait profiter du calme apparent d’Ottawa, un soir de semaine. Oublier quelques instants qu’il ne faisait plus partie de ces humains auxquels il se mêlait de temps en temps pour se souvenir ce que ça faisait d’être vivant. Il les regardait sortir du bar, seuls ou à plusieurs, saisissait des bribes de conversations et des rires légers.
Avant, il n’arrivait pas à rester sur place plus de cinq minutes sans que des souvenirs fugaces d’une vie qu’il avait vécu à New York ne reviennent le narguer. Il avait en quelque sorte grandi depuis. Le seul effet que ça lui faisait, à présent, c’était un sentiment de normalité. Il était presque semblable à eux.
Avant même d’y avoir songé, une cigarette allumée se retrouva entre ses lèvres. C’était devenu un geste tellement mécanique qu’il ne s’en rendait plus compte. Il fumait davantage par habitude que par réelle envie vu qu’il n’avait plus ce sentiment de besoin qui lui hurlait de donner à ses poumons leur dose de produits cancérigènes. Il songea avec ironie que si ça n’avait pas été une voiture à pleine vitesse qui avait achevé sa vie, cela aurait pu être un cancer dans les règles de l’art. Au moins, un bolide en pleine gueule, ça avait le mérite d’être rapide.

Il se tassa contre le mur pour laisser deux filles à moitié ivres passer, comme si ce fichu trottoir n’était pas assez large avant de regagner sa posture initiale. C’était bien plaisant avant que le groupe ne se barre, maintenant, il commençait à s’emmerder. L’idée de regagner l’appartement qu’il partageait avec Andrei devenait de plus en plus séduisante. La porte du bar s’ouvrit à nouveau et Gabriel ne tourna pas la tête pour voir qui sortait, vu qu’à présent, il s’en fichait et qu’il était sur le point de quitter les lieux. Il ignorait que c’était le début des ennuis qui s’amenait.