C A R N A L   L U L L A B Y

ELLIZION || MARTA

Très chère Märta,

La lune s'élève, ce soir, et mon âme avec elle. Abondantes sont les occurrences où l'ascendant s'est éveillé en votre absence. Je ne compte désormais plus les jours qui me séparent de vous. J'ai néanmoins la merveilleuse impression que votre ombre n'a de cesse de m'épier. Vous êtes, sans être. Et vous ne disparaîtrez jamais de mon esprit.

Mes songes m'ont guidée vers vous, en cette nuit quasiment noire. J'ignore encore ce que deviendront ces quelques lignes perdues. Peut-être s'égareront-elles dans le temps et l'espace, et jamais ne vous parviendront. Mais je ressens ce lien qui nous unit au coeur de mon myocarde : votre présence me manque, comme il manque au soleil sa chaleur lors d'un hiver trop rude. Me suis-je un jour demandé ce que deviendrait ma vie sans vous ? En cet instant précis, je ne peux que le vivre et le comprendre. Et j'ai le sentiment que je n'ai pas encore découvert l'étendue de cette réalité.

Qu'êtes-vous, là-bas, ailleurs ? Je l'ignore, comme vous ignorez tout de moi. Votre fantôme n'a de cesse de me hanter, et j'ai soudain le désir de vous retrouver. Mais il est des intentions qu'il est préférable d'éteindre. Peut-être me comprendriez-vous, vous, peinture éternelle de cette existence. Peut-être sauriez-vous me dire ce que je suis devenue. Hélas, j'ai bien peur de voir votre regard se voiler d'incompréhension, de détresse, et pire encore, de déception. Et c'est là mon ultime crainte : vous décevoir. Ô ma Dame, comment pourrais-je survivre à une telle tragédie, celle de vous navrer ? Je ne puis m'y risquer, je ne puis vous infliger telle souffrance. Si je préfère, à ma grande surprise, vous faire croire à mon trépas ? Je ne puis que le constater davantage, et je ne pourrai jamais m'en excuser. J'espère que, de mon humanité, je fus digne de votre éducation, de votre amour. Car, à mes yeux, rien ne semble plus précieux. Je ne salirai jamais votre oeuvre, ma Dame. Je vous le promets.

J'aimerais aujourd'hui pouvoir vous dire tout ce que je ne vous ai jamais dit, et il m'est terrible de vous priver de l'affection que vous attendiez tant de moi. Je ne puis que me fustiger de n'avoir pu vous la restituer plus tôt. J'espère, un jour, pouvoir me montrer totalement nue devant vous, j'aimerais pouvoir, dans un lointain futur, vous dévoiler toute la vérité sur ma résurrection. Et s'il vous faut vivre sans moi, jusqu'à lors, j'ai le sentiment qu'il me sera plus pénible encore de vivre sans vous, en vous sachant tout près.

Il me tarde, déjà, de vous retrouver, et de vous conter tout ce qui m'incombe. Je ne puis qu'être impatiente de vous faire quelques confidences. Et j'espère que, ce jour-là, vous saurez me pardonner.

Je vous aime inconditionnellement.

Ellizion

La lettre grince entre ses doigts tremblants. Elle papillonne des cils et la réalité semble la rattraper de plein fouet. Heurtée et meurtrie, elle se saisit de l'enveloppe dans laquelle elle a plié ce secret pendant des décennies. Puis, elle la referme précautionneusement, cachant ce trésor dans les tréfonds d'un tiroir. Son bureau est le lieu de nombreux mystères, et ils demeurent sans crainte d'être découverts. La directrice de la National Gallery veille et surveille, aucun ne pourrait entrer lui voler quelques obscures vérités, personne ne pourrait jamais lui substituer quoi que ce soit. Et qui le souhaiterait, d'ailleurs, sous réserve d'être la cible de ses pires fureurs ? Qui pourrait simplement souhaiter mettre sa vie en péril ? Jusqu'ici, personne. Mais elle est persuadée qu'un jour, quelqu'un viendra pour elle, pour la faire chuter jusqu'au fin fond des ténèbres, jusqu'à la voir disparaître dans le noir des Enfers. Qui pourrait simplement savoir qu'elle s'y trouve déjà ? Peu, sans doute. Mais elle n'est guère à l'abris d'une surprise soudaine. Elle se pince la lèvre. Il n'y avait jusqu'ici aucune raison de douter d'elle-même, aucune raison de revenir en arrière. Il a suffi d'une main trop baladeuse dans son bureau, d'une curiosité malsaine à relire ses propres lignes. Comme quoi, rien ne l'ôte réellement de l'Humanité. Une part d'elle est encore cet enfant qu'elle a été. Preuve en est, cette émotion qui germe actuellement en elle.

Märta. Ce simple nom fait frissonner son épiderme. Une plume de soie qui s'étale sur son échine, soulevant son coeur dans une course qu'elle a depuis longtemps perdue. L'essence de cette fillette abandonnée est un mirage tacite au creux de sa cage thoracique. Ses pleurnichements résonnent encore, et ses craintes se fondent avec les siennes. Ellizion n'était qu'un nourrisson lorsque le regard glacial de sa nourrice se posa sur elle. Déjà, pourtant, elle ressentait sa protection, sa tendresse, cet amour qui, jusqu'à maintenant, n'est jamais parti. Märta. Son ange parmi les démons de son passé. Il n'y a qu'elle qui la raccroche encore à une certaine sérénité. Elle était sa miséricorde. Son ultime lien avec la Lumière. Jusqu'à sa mort, elle fut présente. Jusqu'à sa mort, elle fut sa vie. Märta. Où est-elle, désormais, et l'aime-t-elle encore ? L'a-t-elle pleurée ? La pleure-t-elle toujours, lorsque la simple flamme d'une bougie éclaire la nef ? Les perles salées d'Ellizion ont longtemps été recueillies par ces hauts-gens qui la contemplaient depuis le vitrail. Elle l'a pleurée, cette âme qui a éduqué la sienne. Elle l'a pleurée, alors que les tisonniers brûlants de l'Enfer lui rappelaient sans cesse son absence. Et seuls les murs des plus sombres églises se rappellent de ses sanglots. Oui. Elle a pleuré Märta comme elle aurait pleuré sa mère.

Quatre coups sonnent la fin de sa torpeur. Les minutes sont devenues éternités au sein des couloirs de la Galerie. Si la vie ne cesse d'y grouiller, les fantômes du passé accrochés sur les murs fraîchement repeints sont une hécatombe de ses propres années. Que fait-elle, où va-t-elle, tant de questions suspendues qui ne trouveront jamais de véritable réponse. Et qu'a-t-elle fait, jusqu'à lors, qu'a-t-elle accompli ? Le destin s'est trop longuement joué d'elle pour qu'elle ne puisse simplement entrevoir un horizon décent pour elle. Elle a pris tout ce qu'elle souhaitait prendre. D'abords, la vie de sa propre soeur. Puis, la Galerie qu'elle désirait. Et enfin, l'argent, la vie, le sang, encore et encore, jusqu'à maintenant. Et malgré les plus charmantes facettes de son existence, et toute l'admiration qu'elle suscite, Ellizion n'a jamais été plus malheureuse. Est-ce pour cette raison qu'elle s'emporte, une fois de plus, contre l'un de ses employés ? Certainement.

« N'êtes-vous donc qu'une bande d'incapables ?! »

Les quelques clients ou admirateurs se retournent déjà dans sa direction. La plupart d'entre eux semblent étonnés, et pourtant, sa réputation de tyran est déjà faite. Sa nature féroce ne fait que jaser plus encore les médias, mais si son traitement demeure oppressant pour tous ses sous-fifres, le salaire qu'elle leur offre en échange vaut bien la peine d'être foudroyé deux fois par jour.

« Rappelez donc cet empoté et faites-lui savoir qu'aucune négociation ne sera prodiguée au sein de cet établissement, tant que j'en serai la propriétaire ! »

La garçon balbutie face à la harpie. Ce comportement, bien que tout à fait basique lors d'une embauche récente, ne plaît cependant que très peu à Ellizion. Au contraire, elle ne fait que jubiler plus encore de la soumission de ces minuscules stagiaires, qu'elle pourrait écraser à la simple force de son talon.

« Cessez de jacasser inutilement et allez-y ! »

Il ne bouge pas. Et elle hurle, elle hurle, elle ne fait que ça.

« Du balais ! »  

Elle le suit des yeux, enragée, mais la simple vue du tableau qui la quittera peut-être bientôt la calme. L'océan se radoucit et laisse place à une surface aquatique totalement longiligne. Elle expire profondément, se détourne. Que va-t-elle faire, maintenant ? Elle ne peut le nier, les seules joies qu'elle s'octroie dans une journée telle que celle-ci sont au coeur de la colère. Heureusement, elle n'emploie que, très souvent, des incapables pour se défouler. Son regard file, défile, puis se fige. Une seconde, son souffle s'arrête, et le temps avec lui. Hallucine-t-elle ? Elle en doute. Et malgré les lunettes de soleil que la blonde porte, elle reconnaîtrait son visage parmi milles âmes. Märta.

GALLINEA (c)