To make bullshit is my philosophy.« Sloan ! Sloan, bon sang ! Je t’ai déjà dit mille fois de ranger ce paquet de cigarette ! Je ne veux pas de ça ici ! »
Les seules fois où cette vieille mégère m’adresse la parole, c’est pour hurler. Peut-être qu’il ne faut pas lui en vouloir, que ce n’est pas de sa faute… Mais quoi qu’il en soit, elle m’énerve. Je suis celui qui remplit les caisses, qui ramène de la bouffe. Et voilà comment on me remercie ? En m’empêchant de fumer une clope tranquille sur mon balcon, sérieusement ? Les mères d’aujourd’hui, je vous jure.
A contrecœur, je jette le mégot par-dessus la rambarde. Celui-ci tourbillonne un moment dans les airs, avant de faire un piquet vers le macadam de la rue. Dans quelques secondes, il sera méchamment écrasé par des pieds trop pressés. Quelle triste vie. Appuyé à ma jambe, Fly sursaute vivement quand ma mère tape sur la vitre, m’intimant très gentiment de dégager mon paquet de clopes. Qu’est-ce qui l’énerve autant ? Depuis quatre années que je suis de retour à la maison, elle passe son temps à s’égosiller ou à m’ignorer. Avant mon agréable séjour en prison, elle ne m’accordait déjà pas beaucoup d’importance. Maintenant, c’est à peine si elle se souvient que je suis son fils, et pas seulement le gagneur de pain de la maison. Est-ce que son comportement me dérange ? Très certainement. Mais ce n’est pas tant son manque de maternité envers moi qui m’embête, plutôt cette fâcheuse manie qu’elle a d’interrompre sans cesse le cours de mes pensées. Et de croire que j’ai encore dix ans, aussi.
Après une tape affectueuse sur la tête du berger-allemand, je décide de quitter le balcon pour retrouver l’étouffante chaleur de l’appartement. Un coup d’œil en direction de l’horloge au dessus de l’évier m’indique qu’il est l’heure d’aller travailler. Si je pars maintenant, j’aurai du retard. Si je ne pars pas maintenant, j’aurai encore plus de retard. Logique quand tu nous tiens. Comme je n’ai pas réellement envie de mettre Selen en colère de si bon matin –n’oublions pas qu’il pourrait tout de même m’envoyer des flammes en pleine face–, j’attrape un trousseau de clés, mon téléphone que je glisse dans la poche arrière de mon jean, et ouvre la porte d’entrée. Secouant la tête dans tous les sens en pointant rageusement le paquet, ma mère crie à nouveau. Exténué par son comportement puéril –ah les adultes– je m’en saisis rapidement et le lui balance dessus. Sans attendre de protestation, je claque le battant et m’enfuis déjà dans les escaliers de l’immeuble. De toute manière, il y en a pleins d’autres au salon où je bosse, de quoi se servir à coup sûr.
Dans la rue, je résiste plusieurs fois à la tentation de faire chier quelqu’un. Dire qu’embêter le monde est ma passion serait presque véridique. J’ai promis à trois personnes que je ne referai plus les grosses conneries que j’ai faites par le passé. Certes. Mais taguer un mur ou faire un croche-pied, ça ne compte pas comme tel. Ça, c’est juste des bêtises de jeunes, selon l’patron. Et personne ne m’a jamais fait jurer de ne pas reproduire ce genre de délits mineurs. Néanmoins, je ne cède pas à mes envies de jouer au chieur. J’en aurai l’occasion bien assez tôt, pour mon plus grand bonheur.
La porte claque dans un bruit caractéristique. Un sourire enthousiaste prend place sur mes lèvres, avant de laisser place à une moue amusée. Sauf en cas d’exception, c’est cette expression-là qui me colle à la peau quand je suis au Moonlight. Sûrement due au caractère du vieux bougre qui me sert de boss. Sans même que je ne sache pourquoi, son attitude m'amuse autant qu’elle m'intrigue. Malgré les journées s’enchaînant sans arrêt, j’apprécie toujours autant le métier qu’il m’enseigne. Mes dessins s’améliorent, ainsi que mes talents de rangeur ; même si Selen continue de me dire, parfois, que je fais n’importe quoi –excusez-moi, mais trier des aiguilles par ordre de grandeur, c’est loin d’être simple. Quoi qu’il en soit, c’est avec une pichenette sur l’épaule que je salue le dragon consultant déjà l’agenda à la page d’aujourd’hui.
Rien de plus heureux pour un père que de voir, chez ses enfants, la sagesse couronnée par le succès. ▲ Ménandre
Les journées se suivent sans vraiment se ressembler. C'était une constatation qui avait sauté à la figure du Qilin à force de fréquenter la ville grouillante. Impassible, et pourtant jamais la même, mais toujours aussi fascinante. Malgré le fait que parfois... sa forêt natale lui manquait. Son calme, surtout. C'était bel et bien pour cette raison qu'il avait choisi de vivre dans un cadre bien plus familier. La Cour, et toute sa magie. Recréer son havre de paix là-bas était primordial. Et doucement, mais sûrement... il tentait d'instaurer une harmonie similaire dans son propre commerce de dessins éternels. L'arrière-boutique avait déjà fait les frais de sa fantaisie sereine, parée de couleurs chamarrées et de grigris en tout genre. Ce n'était pas encore ça, mais il s'approchait grandement de ce que son équilibre avait besoin pour une détente complète. Ainsi, il pouvait attaquer sereinement le reste des lieux. Et cela commençait par une purification de l'air en bonne et due forme. Arrivé une heure plus tôt ce matin-là, une fois la porte du salon déverrouillée par l'une des clefs de son trousseau énorme (certaines appartenaient encore à des portes situées dans des pays lointains), il posa son énorme sac de toile sur le comptoir. Selen prit quelques minutes à farfouiller dedans et sourit quand il trouva l'objet de sa recherche. De l'encens. Et pas n'importe lequel !
Posant le sac à terre afin de faire un peu de place pour l'étui des bâtonnets parfumés, il prit l'un d'eux, récita une légère prière étrangère afin de bénir l'endroit, et l'alluma à l'aide d'un vieux briquet gravé qui traînait au fond de sa poche. Le fidèle allié de ses cigarettes. Bientôt, l'odeur hypnotisante du santal et des fleurs, tout droit venu du Népal, envahit le petit salon de tatouage. Selen ne put s'empêcher de sourire d'aise en détectant même la légère pointe de cumin dissimulé dans ce parfum d'ambiance. Idéal pour se dynamiser, et affronter le reste de la journée qui allait débuter.
Quelques préparatifs plus tard, le temps d'installer certains ustensiles propres à son activité, il finit par dérouler un tapis de sol et s'asseoir par terre, en tailleur. Un coup d'oeil vers l'horloge au mur, et il calcula rapidement le temps de méditation auquel il avait droit. Sloan ne serait pas à l'heure. C'était une évidence. Depuis qu'il avait embauché ce garçon, pas une journée ne s'était écoulée à ses côtés sans qu'il n'arrive en retard. A force, le faë y était habitué. Et de toutes manières, il était rare que le carnet de rendez-vous soit plein avant au moins dix heures du matin. Alors, comme disait Frankie... Relax.
Une demi-heure après sa troisième méditation depuis l'aube, Selen se leva, rangea le tapis dans un coin et se glissa dans la peau du tatoueur qu'il était. S'asseyant finalement au comptoir, toujours bercé par l'encens, il consulta son emploi du temps de la journée. Quelques rendez-vous dans l'après-midi, et un en fin de matinée. Parfait. Il allait pouvoir enfin s'atteler à la formation de son apprenti qui, évidemment, n'était toujours pas présent. Un petit sourire naquit finalement sur le lèvres du dragon humanoïde lorsqu'il vit la petite tête frisée rentrer dans la boutique, flanquée de son humeur habituelle de jeune impétueux. Il changerait jamais...
« Salut, Gamin. », lança-t-il. Le sobriquet tout aussi habituel. Certaines choses non plus ne changeraient jamais. « Du monde ? Pas plus qu'hier. On dirait que l'hiver n'est pas propice aux tatouages... »
En cinq ans, il avait remarqué que le cycle des saisons influaient grandement sur l'envie des clients. Ceux qui acceptaient de se décorer à vie optaient parfois pour plus de poésie dans leurs motifs lorsque le froid venait mordre leur peau sensibilisée. C'était une logique dont il n'avait pas encore saisi toute les subtilités, mais il espérait que comme l'encens flottant dans l'air, elle lui révélerait tout ses secrets un jour. Son regard se porta à nouveau vers le jeune homme. Son insouciance apparente avait parfois le don de l'apaiser. Même si c'était quelque chose de rare. Ainsi, il le nargua :
« Bien dormi... Mieux que toi, en tout cas ! T'as vu tes cernes ? Me dis pas que t'as encore passé la nuit sur tes jeux-vidéos... »
C'était un ton proche de la raillerie, presque bon enfant. Après tout, il était rare que les Qilins dorment vraiment à poings fermés. Quittant le siège, il fit quelques pas vers la pile de classeurs près du coin faisant office de salle d'attente, et en saisit un. Rempli de pochoirs et de croquis de toutes sortes.
« Pas le moment de jouer au zombie Sloany, ce matin, j'te montre comment on trace des motifs tribaux. Et t'as intérêt à être attentif, c'est ce que veut notre client de onze heures ! »
To make bullshit is my philosophy.Mon nez se fronce soudainement. Ça sent les fleurs. Beaucoup de fleurs, mêlées à un autre parfum que je ne reconnais pas. Ce n’est pas réellement dérangeant, et puis, ce n’est pas non plus la première fois que Selen utilise ce genre d’encens. Mais, le temps que mon odorat s’y habitue complètement est toujours relativement long.
« Du monde ? Pas plus qu'hier. On dirait que l'hiver n'est pas propice aux tatouages... » En effet. Le plus énervant, c’est que je ne sais pas si c’est mieux quand un bon nombre de clients passe le pas de la porte, ou quand c’est plus calme. Pour les affaires, il n’y a aucun doute que la première proposition est préférable. Mais pour moi ? Je ne saurais dire. D’une part, je reçois plus d’attention de la part du patron lorsque l’agenda n’est pas plein. Il prend alors le temps de poursuivre ma formation, de me conseiller sur mes dessins, sur le choix des encres, ou ce genre de choses… Et j’ai l’occasion de l’embêter à la moindre seconde. Et ça, croyez-moi, c’est cool. Le genre de hobby dont je ne me lasse pas. Mais, d’autre part, dès qu’il est occupé en rendez-vous, je n’ai plus grand-chose à faire. Excepté pour le rangement des aiguilles ou le nettoyage de la salle, je suis carrément inutile. Voilà un point positif avec les journées chargées ; Selen n’a pas d’autres choix que de me laisser gérer certains clients, quand il est lui-même pris par le travail. Dans ces cas-là, il est obligé de me faire confiance. Ce qui est également plutôt plaisant. Sentant le regard du dragon sur moi, je lève la tête pour répondre à son petit sourire par un rictus moqueur. Depuis le temps, il me vient naturellement lorsque je suis avec Selen. Cela n’a rien de méchant, juste une expression amusée qui trône sur mon visage en permanence quand je flâne au salon. Sauf en cas de rares exceptions.
« Bien dormi... Mieux que toi, en tout cas ! T'as vu tes cernes ? Me dis pas que t'as encore passé la nuit sur tes jeux-vidéos... » Hochement de tête enthousiaste. « Bingo papy ! T’as l’œil dis-donc ! » Comment ça j’ai vingt ans ? Qu’est-ce que ça change exactement ? Si j’ai envie de faire une nuit blanche pour décapiter des p’tits monstres, j’ai le droit, nan ? De toute façon, je fais des siestes dès que j’en ai l’occasion, donc je ne vois pas vraiment le problème…
Alors que mon regard se pose à nouveau sur l’agenda, l’homme qui me sert de formateur quitte sa place. J’en profite pour m’emparer du carnet et le feuilleter aux jours suivants, parcourant rapidement la liste des rendez-vous prévus pour la semaine. « Pas le moment de jouer au zombie Sloany… » Je m’apprête à protester suite à ce ridicule surnom, mais la suite des propos du vieux bougre m’interpelle brusquement. « …ce matin, j'te montre comment on trace des motifs tribaux. Et t'as intérêt à être attentif, c'est ce que veut notre client de onze heures ! » Des motifs tribaux… Oh putain. « Nan, sérieux ? » Je n’arrive pas à croire qu’il s’est enfin décidé à m’apprendre comment tracer ce genre de dessins. Depuis le temps que je lui demande. « Bordel Selen, c’est pas trop tôt ! » Désormais plus motivé que je ne l’étais déjà, je saute de mon siège pour trottiner jusqu’au boss. Tout sourire, je lui prends le classeur des mains et commence à en tourner toutes les pages. J’ai toujours été fasciné par les modèles de ce catalogue en particulier. Les arabesques formées paraissent compliquées à réaliser, mais c’est cette difficulté qui m’attire. « Bon, j’vais pas t’faire un câlin hein, t’as compris l’idée. C’est trop cool ! » Un vrai gamin, vous dîtes ?
Rien de plus heureux pour un père que de voir, chez ses enfants, la sagesse couronnée par le succès. ▲ Ménandre
Il était marrant, le gamin. Dés qu'il entrait, c'était une bouffée d'énergie que le Qilin se prenait en pleine poire. Ça ne lui plaisait pas toujours, mais au-moins, les journées ne manquaient pas de piquant. Il était rare de s'ennuyer lorsque Sloan était dans les parages. Même quand celui-ci tapait sur les nerfs de son patron. Patron qui avait redéfinir le mot « patience » dans son propre dictionnaire. Désormais, cela consistait à prendre le plus de temps possible avant de péter un câble avec les bêtises de son apprenti.
Sloan avait toujours cette passion dans le regard qui plaisait pourtant à Selen, malgré tout ce qu'il pouvait lui reprocher. Le même enthousiasme que le premier jour. Il y avait tant à lui apprendre, et il avait senti que ce jour-là, il pourrait lui confier un peu plus de son savoir particulier quant au fait de marquer les corps. C'était sans compter sans la maladresse du jeune homme. Une seconde, une seule, et le Qilin sentit un poids inhabituel s'appuyer contre lui, tandis qu'une myriade de pochoirs semblait s'être envolé autour d'eux. Surpris, il ne comprit pas tout de suite que Sloan venait de ruiner plus de trois heures de rangement et de tri, parmi les modèles les plus demandés, du plus simple au plus élaboré. Une vague de surprise passa dans le regard du faë, alors qu'il constata l'étendue des dégâts...
« Oh... bon sang... »
Combien de temps cela allait-il leur prendre pour trier à nouveau tout ça ? Sans doute une bonne heure, si ce n'était plus... mais voilà que Selen tiqua sous la phrase du jeune garçon qui sembla vouloir se dédouaner de la tâche, d'une manière on ne peut plus insolente. Allons donc... il croyait s'en tirer à si bon compte ? Le Qilin le dévisagea quelques instants, avant qu'un sourire à moitié amusé n'orne son visage. Un brin de sadisme s'y cachait aussi, malheureusement pour Sloan.
« Hé, attend un peu... viens par-là, sale gosse ! »
Voilà que le plus vieux des deux l'attrapait, le bras autour du cou pour l'empoigner fermement et le serrer contre lui. De son poing libre, il le frotta contre les boucles brunes du garçon, histoire de lui remettre les idées en place. Un « shampoing », comme disaient les jeunes. Non mais... Ce n'était pas quelque chose d'inhabituel pour eux d'agir ainsi. Ils se battaient souvent comme des petits chiens fous, ou alors des frères un peu trop sanguins. Et cela n'avait rien de violent... après tout, Selen tenait au jeune homme comme à la prunelle de ses yeux, mais il fallait parfois user de ce genre de méthode pour le recadrer un peu ! Et Dieu seul savait combien il était parfois difficile de le contenir et d’asseoir son autorité...
« Va pas m'entuber mon p'tit gars, et assume tes conneries ! », le railla-t-il, le maltraitant toujours de manière amicale, avant de le relâcher et de croiser les bras. « Allez, comme j'suis sympa, j'te donne un coup de main. Plus vite on aura ramassé tout ça, plus vite t'apprendra comment on peut faire ce genre de truc, par exemple. »
Il avait illustré ses propos en ramassant une feuille au hasard, la plus proche de lui, pour la montrer au plus jeune. Puis, un instant, ses yeux s'attardèrent sur le fameux dessin qu'il venait de prendre, avant qu'un sourire nostalgique ne s'affiche sur son visage. Parmi les croquis, dessins et pochoirs que contenaient le classeur, certaines de ses anciennes œuvres y étaient reproduites. Ces formes obliques et crantées lui rappelaient quelque chose...
« Ah tiens... c'est marrant, ça. », déclara-t-il, accoudé au comptoir. « C'est l'un des premiers que j'ai réalisé, celui-là... en cellule, sur un grand type qui était là pour coups et blessures sur un vigile de supermarché. Un mec charmant ! »
Ce n'était pas faux, en soi. Selen était d'ailleurs toujours en contact avec, et faisait parti de ses clients réguliers. Il faisait parti des repentis qui ornait son carnet d'adresse, parmi toutes les crapules et les innocents qu'il avait côtoyé en prison. Quelque part... il repensait parfois à cette période avec un brin de tendresse. Les âmes qui gisaient entre ces murs étaient parfois d'une grande bonté... parfois. Il sortit subitement de ses pensées alors qu'il voyait le plus jeune tirer au flanc, et finit par lui ordonner, un sourire triomphant aux lèvres :
« Allez, trêve de rêverie Sloany, hop hop, au boulot ! Et je ne veux plus rien par terre ! »
Dernière édition par Selen Sørensen le Lun 8 Fév - 15:21, édité 1 fois
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Mer 20 Jan - 15:32
To make bullshit is my philosophy.« Oh... bon sang... » Eh bien, le patron, il ne semble pas content. Dommage, parce que moi non plus je ne le suis pas. En une semaine, j’ai au moins fait tomber tout ce que cette pièce contient ; des pochoirs, des catalogues, des aiguilles, un fauteuil, l’agenda, les fleurs qui me narguent tous les jours, la table-basse… Je pense que j’ai battu un record. Rien que pour ça, on devrait me donner une médaille. On récompense le mec qui a la plus grosse langue du monde –d’ailleurs, c’est à vomir– et même pas moi ? C’est ridicule. Je devrais en parler à Selen, de l’injustice que je subis. Après tout, il est là pour m’aider, me soutenir face à cette terrible épreuve…
« Eh, tu sais quoi…- » Je m’interromps brusquement en voyant la tête qu’il fait. Un sourire prend place sur ses lèvres, comme s’il s’amusait. Néanmoins, un éclat qui ressemble fortement à un certain sadisme est également présent, ce qui ne me rassure pas pour un sou. Lentement, je fais donc un pas de côté, me préparant à détaler au moindre geste suspect. « Hé, attend un peu... viens par-là, sale gosse ! » Malheureusement, ce que je n’ai pas prévu, c’est sa rapidité. Avant que je n’aie le temps d’amorcer un quelconque geste, il se jette sur moi. Un petit glapissement de surprise s’échappe de ma gorge tandis que je me retrouve coincé dans ses bras. Est-ce qu’il pense vraiment que c’est le moment pour un câlin ? Et après c’est moi le gamin… « Selen, qu’est-ce que tu fous ? Aaaaaah ! » Sa grosse paluche s’abat soudainement sur mes cheveux et il se met à les frotter de son poing. Non ! Tout mais pas ça ! « Mes cheveux ! Les pauvres ! » Je me débats du mieux possible, balançant mes bras et mes jambes dans tous les sens. Mais, incontestablement, il est plus fort. Je ne fais que me tortiller comme… le p’tit gamin que je suis, sûrement. « Va pas m'entuber mon p'tit gars, et assume tes conneries ! » Ce n’est pas la première fois que j’ai droit à ce genre de traitement. Et chaque fois, c’est la même chose ; je suis complètement prisonnier, sans possibilités de fuite. Par chance, je trouve toujours quelque chose pour lui rendre la pareille. Et ce, dans les minutes à suivre…
Quand il finit par me lâcher, je soupire en passant une main dans mes boucles. « T’imagines pas les efforts à fournir pour entretenir cette magnifique chevelure ! » En réalité, je ne fais strictement rien pour elle, si ce n’est la baigner de shampooing. Mais ça ne coûte rien de se plaindre dans la vie. Surtout qu’il n’y a que très peu de chances que Selen me prenne au sérieux. « Allez, comme j'suis sympa, j'te donne un coup de main. Plus vite on aura ramassé tout ça, plus vite t'apprendra comment on peut faire ce genre de truc, par exemple. » Il se penche alors pour s’emparer d’un dessin. « Ouah, que d’amabilité. » J’adopte sa posture en croisant les bras, menton relevé dans l’attente qu’il honore sa promesse et commence le ramassage. Sauf qu’à la place, il se met à me raconter sa vie. Un truc concernant un mec emprisonné pour « coups et blessures sur un vigile de supermarché. » Le genre de type qu’a l’air plutôt cool ! Je fais tout de même mine de roupiller, le dos appuyé au comptoir. Il sait très bien que ses histoires m’intéressent plus que tout, mais il est inutile qu’il ne prenne la grosse tête quand-même. Le dragon reporte finalement son regard sur moi pour afficher un grand sourire. « Allez, trêve de rêverie Sloany, hop hop, au boulot ! Et je ne veux plus rien par terre ! » Je lève les yeux au ciel. « J’t’attends ! », m’exclamé-je en me redressant. Quelques secondes plus tard, nous voilà tous les deux accroupis, nettoyant le foutoir au sol. Je commence d’ailleurs à soupçonner mes genoux d’avoir un problème, à en juger par le sinistre craquement qui grince à mes oreilles chaque fois que je me déplace. Ce ne serait pas étonnant que je sois blessé ; à force de me trouver chaque jour dans cette position, je ne serais même pas surpris si on m’apprenait que j’ai une fracture, ou une autre connerie du genre. « J’ai maaaaal aux genoux ! » gémis-je en rangeant une énième feuille dans le catalogue. « Eh au fait, les apprentis sont justement censés apprendre, pas passer leur temps à nettoyer. » En effet, j’aime me plaindre, je ne l’ai jamais nié. Et parce que c’est juste trop tentant, je me relève complètement, fais quelques pas en direction du boss et fléchis à nouveau les genoux. Après avoir pris suffisamment d’élan, je me cogne à lui de toutes mes forces, le faisant basculer en même temps que l’impact résonne contre mes côtes. Il s’affale au sol tandis que je ricane, m’écartant le plus possible au cas-où il aurait décidé de m’emmener à terre avec lui.
Rien de plus heureux pour un père que de voir, chez ses enfants, la sagesse couronnée par le succès. ▲ Ménandre
Le moins que l'on puisse dire, ce que la présence de Sloan agrémentait avec bonheur la vie du Qilin. Pas toujours de la meilleure façon qui soit, mais au moins, il ne s'ennuyait pas. Après tout, comment le pourrait-il, avec un zigoto pareil, constamment branché sur du deux cent mille volts ? Même lorsqu'il dormait, Sloan restait en alerte. Le dragon soupçonnait de l'hyperactivité prononcée, mais dans tout les cas, il était bien souvent fatiguant de le suivre. Il était aussi épuisant de savoir comment il allait agir. A peine Selen avait-il achevé son histoire que le gamin s'était mis dans la tête de faire l'idiot, et ce, jusqu'au bout. Il ne le vit par arrivé et poussa un léger cri de stupeur avant de tomber au sol sous l'impact de l'élan, maugréant quand son dos heurta le carrelage. Bon sang, c'est qu'il n'était plus tout jeune, le vieux Smaug de contrefaçon made in Japan !
« Mais qu'il est con ce gosse ! », lança-t-il alors qu'il se redressait, massant légèrement les lombaires touchées lors de la chute. S'il n'était pas un adorable patron compréhensif, il lui aurait rendu, en le faisant tomber encore plus mais il avait mieux à faire que de provoquer une bagarre. Il attendrait la fin de la journée, cependant. Là... il pourrait se marrer un peu.
Grognant toujours, il surprit cependant Sloan en train de ramasser une image précise, et semblant particulièrement fasciné par le motif représenté. Selen trouva cela plutôt touchant de voir à quel point l'impact de ses dessins pouvait influer sur l'humeur de l'apprenti... cependant, il n'oubliait pas son plan de vengeance envers toutes les bêtises que son garçon avait commis en l'espace d'une semi-matinée.
« Celui-là... ? »
Il prit le dessin des mains du jeune homme et le contempla. Ce n'était rien de moins qu'une commande banale, réalisé pour un client qui, au final, n'avait pas pu revenir. Un motif de plus à présenter à un client. Pourtant, devant les yeux brillants de son apprenti, une idée machiavélique germa dans l'esprit malin du Qilin. Ce n'était pas son genre d'être ainsi mais... cela promettait d'être amusant. Il sourit un instant, avant qu'une expression des plus concentrée, teintée de sévérité, n'apparaisse sur son visage.
« Ouh laaaa, lui, c'est du lourd. », déclara-t-il, le plus sérieusement du monde. « C'était un type du nom de Slaughter Fay qui me l'a demandé. Le genre « caïd-taulier de la prison-violeur de minets », tu vois le style ? Si j'ai une carrure un peu balaise, lui, laisse-moi te dire qu'il faisait au moins trois fois ma taille. Autant te dire qu'il t'aurait écrasé en deux secondes, vu ton gabarit de brindille ! »
Il émit un ricanement, désignant à la fois la carrure du jeune humain mais aussi et surtout le tissus de mensonges qu'il était en train de lui faire avaler. C'était extrêmement plaisant de voir le changement d'expression s'opérait sur la figure de Sloan au fur et à mesure du récit qu'il était en train d'inventer de toutes pièces.
« Il était là pour meurtres en série, il me semble. Enfin, c'est ce qu'on disait de lui... ça, et bien d'autres rumeurs. Faut dire que ça schlinguait le chacal crevé autour de lui, l'alcool fort et l'héroïne aussi, pas mal... »
Bien sûr, en tant que Qilin, jamais il n'aurait pu fréquenter ce genre de personnage suintant la Mort et la perdition. Mais ça, son gamin n'était pas obligé de le savoir.
« Donc, tu vois bonhomme, j'devais pas me gourer dans mon tracé sinon j'finissais dans le tas de cadavres qu'il traînait dans ses placards. Mais écoute bien... tu vois ce trait, là ? »
Il lui désigna une longue courbe partant vers le centre du dessin, complétant le motif avec harmonie et force.
« … Sur sa peau, il est pas du tout comme ça. Il part vers la droite. Je m'étais planté, mon aiguille a ripé. J'allais en crever... mais ! J'ai réussi à lui faire gober que c'était un parti pris artistique. Sauf que c'était juste avant ma libération, alors tu penses, j'ai un peu crâné en lui disant que je m'étais foutu de sa tronche. »
Il haussa les épaules de manière désabusée, comme s'il s'agissait d'un vieux souvenir de jeunesse qui ne reviendrait jamais. S'adossant au comptoir, il continua de parler de manière on ne peut plus détachée, semblant perdu dans ses souvenirs.
« Depuis, il sait que je suis dans le coin. Et peut-être qu'il viendra m'en réclamer un autre, qui sait... D'autant qu'il me semble que sa peine vient d'être sacrément allégée. Donc... »
Mettant l'emphase sur le mot réclamer afin d'y imputer un tout autre sens, Selen braqua ses yeux sur le jeune homme, un sourire goguenard illuminant ses traits de la manière la plus maligne qui soit.
« Toujours envie de t'y coller, alors ? »
Sa tête, mais sa tête à ce moment-là... Le dragon aurait adoré pouvoir prendre en photo l'expression dépeinte sur le visage de Sloan à cet instant précis. Mais bon. C'était le jeu, et Sloaninou avait mérité qu'on le fasse un peu flipper.
To make bullshit is my philosophy.« Celui-là... ? » A en juger par l’expression de visage de Selen, l’histoire promet d’être intéressante. Je suis fier de moi, le motif choisi est très intriguant et, si en plus il a une histoire cool, c’est trois fois mieux ! Néanmoins, le ton horriblement sérieux qui suit a pour conséquence de bien vite faire disparaitre mon sourire. Moi qui m’attendais à un récit drôle et fun, je pense que c’est râpé…
« Ouh laaaa, lui, c'est du lourd. C'était un type du nom de Slaughter Fay qui me l'a demandé. Le genre « caïd-taulier de la prison-violeur de minets », tu vois le style ? Si j'ai une carrure un peu balaise, lui, laisse-moi te dire qu'il faisait au moins trois fois ma taille. Autant te dire qu'il t'aurait écrasé en deux secondes, vu ton gabarit de brindille ! » Discrètement, je déglutis. Mon esprit reste automatiquement fixé sur trois petits mots - violeur de minets. Ce n’est en rien rassurant. Vraiment. Je m’installe de nouveau au sol en triturant nerveusement mes doigts. Comment se fait-il qu’un type –enfermé pour meurtres en série d’après la suite du discours du dragon– de ce genre puisse vouloir d’un tatouage si élégant et en forme de plume ? Je vois plutôt ce genre de motif sur une belle jeune femme à la bouille innocente, moi. Pas sur une montagne de muscles qui ne rêve que de t’écrabouiller la tête entre ses énormes paluches. Ça casse le mythe là merde ! Mais bon, vu que le récit du patron se fait de plus en plus intéressant et que sa voix laisse trainer le suspense, je poursuis mon écoute. « …tu vois ce trait, là ? » Il me désigne une certaine courbe et je hoche la tête. « … Sur sa peau, il est pas du tout comme ça. Il part vers la droite. Je m'étais planté, mon aiguille a ripé. J'allais en crever... mais ! J'ai réussi à lui faire gober que c'était un parti pris artistique. Sauf que c'était juste avant ma libération, alors tu penses, j'ai un peu crâné en lui disant que je m'étais foutu de sa tronche. » J’imagine bien. En gros, cet imbécile a avoué à un criminel qu’il n’a fait que le prendre pour un con. « Mais t’es débile ou quoi ? » Je ne peux m’empêcher de lever les yeux au ciel et de soupirer de désespoir en reprenant ; « T’as jamais pensé que ce gars serait libéré un jour ? Et qu’il viendrait t’arracher les yeux ? » Si un jour je décide de jouer un sale tour à un client à son insu, je n’irai certainement pas lui avouer mon méfait ensuite ! Je ne suis pas suicidaire, c’est bien connu.
« Depuis, il sait que je suis dans le coin. Et peut-être qu'il viendra m'en réclamer un autre, qui sait... D'autant qu'il me semble que sa peine vient d'être sacrément allégée. Donc... » A ses mots, mes sourcils se haussent et ma mâchoire s’affaisse. Il n’a vraiment pas été stratégique le vieillard là… « Bordel, mais Selen ! Je te croyais plus malin que ça merde ! » Par cet emportement, je souhaite avant tout cacher mon inquiétude. Il a beau savoir que je l’adore, il n’est pas question que je me montre un peu trop protecteur. Mais le pire, c’est qu’il sourit ! Comme si ça lui importe peu, au final, de se faire démolir par un géant. Ou alors, il a assez confiance en ses capacités pour lui résister… Plausible. Le problème, c’est que moi, je n’en ai pas, de capacités. Et que si l’armoire à glaces se ramène au salon, je n’aurai d’autres moyens de défense que les aiguilles. Qui sont bien trop inoffensives face à ce type de mec. La tuile…
Rien de plus heureux pour un père que de voir, chez ses enfants, la sagesse couronnée par le succès. ▲ Ménandre
Il était drôle. Au final, Selen ne pouvait pas faire autrement que d'aimer ce gamin comme si c'était le sien. Faire en sorte d'élever ce petit chien fou comme il le pouvait, même s'il ne donnait pas toujours le bon exemple. Et même si celui-ci n'était pas toujours coopératif, même si celui-ci possédait le caractère le plus enflammé qui lui ait été de voir, Selen, il l'aimait quand même comme le plus patient des pères. C'était presque ironique, comme filiation. Lui qui avait évité les humains comme la peste durant des années, lui qui se considérait en dehors de leurs préoccupations sentimentales, lui qui n'avait de cesse de considérer sa nature comme entièrement féerique. Voilà qu'il jouait les mentors auprès du plus humain des hommes, aussi perdu et prometteur que pouvait l'être une graine qui éclos. Sloan allait devenir une plante magnifique, le Qilin en était persuadé.
Le vieux dragon ne put s'empêcher de rire devant l'air qu'arborait son apprenti, pale comme un linge avant qu'un éclair de détermination ne luise dans ses yeux bruns. C'était le prisme de la jeunesse qui brillait dans ses iris, l'intrépide façon d'aborder ce que la vie lui offrait comme opportunités. Il n'y avait rien de plus beau pour le faë que de voir ça. Au bout de quatre ans de relation, il pouvait se targuer d'avoir vu beaucoup de choses chez le gamin : du beau, du moins beau, du concret, un futur, des promesses et des éclats de rire. Et à chaque éclat d'émotion que Sloan parvenait à déployer, il ignorait pourquoi, mais Selen se sentait fier de pouvoir assister à cela.
Le motif bien en main, il ne put s'empêcher de lever la sienne de libre et de venir frotter à nouveau les boucles de cheveux sombres dans une caresse paternelle, les ébouriffant plus que jamais.
« Ok, alors on y va ! »
Le dragon marcha jusqu'à une salle libre du salon et prépara l'atelier d'entraînement qu'il utilisait à chaque fois qu'il tentait d'apprendre quelque chose au plus jeune. Une table, de quoi faire un calque du motif, des encres, de la fausse peau et bien sûr, les aiguilles, sans qui rien de tout ça ne serait possible. Il finit par présenter la table à son apprenti, ainsi que deux chaises sur l'une desquelles il prit place, le dossier contre la poitrine.
« Au boulot, Sloaninou ! Si tu fais ça vite et surtout si tu fais ça bien, j'te paye un coup après le taf dans ton bar préféré ! »
Il savait qu'avec ce genre d'argument, il parviendrait à convaincre le petit de mener son travail à bien. C'était inévitablement une bonne motivation pour lui. Il ignorait par contre si c'était à cause de l'attrait de l'alcool, ou bien le fait de passer du temps avec son patron hors des heures traditionnelles de travail...
« 3, 2, 1... Go ! Bon courage, mon garçon ! »
Ils avaient une longue route à faire ensemble. Beaucoup de belles choses à vivre. Pour aujourd'hui, et encore une tonne de jours à venir...
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Lun 21 Déc - 17:38
