Elle n’avait pourtant pas révélé grand-chose. Juste quelques grandes lignes, maladroitement exprimées qui avait surtout servit de justifications. Car réellement, la Berserker ne serait jamais parvenue à se présenter devant Selen, sans avoir des nouvelles réjouissantes à lui donner. Une bonne partie de son existence avait été miné par des ombres, celles d’une personnalité incomprise et instable, ou d’un passé encore aujourd’hui difficile à oublier. Mais lors des pires moments de son adolescence, quand Siam tentait de se construire et vacillait dans les tréfonds de ses propres hantises, le Qilin avait été sa lumière. Faible, puisqu’elle la rejetait. Lui non plus n’avait pas réussi à la soulager de son mal. Il n’avait pas compris, peut être… ou peu en importait la raison. Il avait été là, le seul d’ailleurs, à lui tendre la main. A cette époque il lui avait été difficile de garder les idées claires et de se rendre compte de la valeur des gens, des sentiments, ou de n’importe quoi d’autre.

Mais avec le recule que lui offrait maintenant une vie plus sereine, Siam avait été en mesure de venir à lui, et voir les étincelles de joie dans ses yeux demeurait un soulagement certain. Même si au fond, elle n’arrivait pas à comprendre comment Selen pouvait lui pardonner d’être partie ainsi et de l’avoir si mal traité, d’avoir été si peu reconnaissante envers lui. C’était peut-être ça, qui était si difficile au fond. C’était d’avoir été si exécrable, et de ne recevoir encore et toujours que de la bonté. Mais incapable de vraiment savoir ce qui la soulagerait, elle se crispa une fois encore quand Selen lâcha presque à brûle pourpoint. « Je suis vraiment fier de toi. » Ses mains se resserrèrent sur sa tasse, alors qu’elle voulait baisser les yeux sans pourtant y parvenir. Etait-il sérieux ? Une fois encore, elle l’interrogea du regard. Siam avait toujours eut un peu de mal à comprendre le fonctionnement de son propre esprit, alors, celui d’un Qilin semblait plus complexe encore. Mais Selen restait fidèle à lui-même … et d’une sincérité bouleversante. « Tu sais... lorsque tu es partie, je ne vais pas te le cacher, j'ai vraiment eu peur.  Je ne savais si tu étais prête, ou peut-être qu'au fond j'avais pas vraiment envie de tu t'en ailles affronter seule le reste du monde... Mais aujourd'hui, regarde-toi ! T'es superbe, t'es épanouie et t'as l'air tellement contente de ce que tu fais ! C'est vraiment... formidable, ouais, y'a pas de mots ! »

« Selen … »

Si Siam semblait à présent gênée de cette situation, elle le fut encore d’avantage quand il posa ses mains sur les siennes, juste après avoir à son tour posé sa tasse encore à moitié pleine sur la table basse. Que pouvait-elle faire après cela, hormis laisser ses boyaux se tordre monstrueusement de honte et de culpabilité ? Et puis… ce contact, si intime après tant d’année la grisait sans qu’elle ne le veuille, et elle se sentit encore rougir, ses joues s’échauffants sous l’effet de ses mots et de sa chaleur. « Je ne sais pas qui est ce type génial dont tu parles, mais là, tout de suite, j'ai juste envie de le remercier du fond de mon cœur pour toute l'aide qu'il t'a apporté ! » Il n’en fallut pas plus pour que les larmes lui montent aux yeux devant autant de gentillesse, de sollicitude… Il lui donnait simplement le pardon qu’elle était venue chercher. La Berserker resta encore une fois silencieuse, la voix brisée dans sa gorge par une émotion vive dont il ignorait certainement l’étendu puisqu’il enchaina. « Et pour ce qui est de ton totem ? Est-ce que ça va mieux, de ce côté-là aussi ? »

Elle opina du chef, essayant un maximum de garder la tête froide et retirant ses mains de celles de Selen avec un mélange de pudeur et d’hésitation.

« En fait, je porte un talisman d’Alchimiste… »

Avec délicatesse, Siam balaya ses cheveux d’une main pour les rejeter en arrière, et sortir de son t-shirt à l’effigie du zoo le petit collier au pendentif hérisson. Elle avait beau être encore aux bords des larmes, elle souriait à présent à Selen, même si c’était encore de manière discrète.

« Je ne le maitrise pas, et je pense que je n’y parviendrais jamais. Il est trop fort pour moi. Mais grâce à cela, et bien … il est moins puissant et je peux enfin prendre le dessus. »

Distraitement, elle essuya l'eau sur ses joues qui avait fini par couler, et adressa une expression un peu plus détendue au Qilin. Craquer un peu lui faisait du bien. Les sourires de Selen également, et l'ambiance la rendait moins anxieuse. Il avait toujours fallut que Siam soit apprivoisée... et il semblait que même des années après, le travail du Faë ne soit pas totalement terminé en la matière. Siam soupira, pour se forcer à se détendre. Elle ressentait un besoin presque cruel de s'excuser, de crever l'abcès et de dire sans entrave ce qu'elle avait sur le cœur. Mais comme toujours, la sincérité était une vertus qu'on lui refusait. La peur était trop forte... C'est pourquoi, plutôt que de profiter de la douceur de cet instant, la Berserker ne fut capable que de prendre une autre direction...

« Mais et toi ? Depuis le temps, et vu comme ta vie à changer... tu as certainement d'autres choses à me raconter ! Est-ce que tu as... une famille maintenant ? »

La curiosité l'emportait finalement sur la trouille d'avoir une réponse positive à cette question, et elle se mordit la lèvre pour se punir d'être si faible. Fébrilité et jalousie...

« Une famille ? Oh. Pas vraiment. Enfin, disons... qu'il y a un garçon auquel j'tiens beaucoup. Un jeune humain, mon apprenti. Sloan. Quant à mon frère... des années que je ne l'ai pas revu. » Soudainement, Siam semblait reprendre son souffle. Elle avait posé une question dont elle craignait la réponse. Et à peine avait elle eut le temps de construire sa phrase, que la jalousie l’avait frappé. L’idée même qu’il puisse avoir une famille la faisait souffrir. Dans un premier temps, parce que cela voulait dire qu’il avait réussi à vivre sans elle, et qu’égoïstement cette idée lui déplaisait, atrocement. Ce qui pourtant, aurait été normal… Comment en vouloir à un homme, de vivre malgré son absence ? Elle qui n’était qu’une enfant pour lui… C’était pourtant le cas. Parce qu’il n’était pas juste un homme, qu’il était Selen. Et justement, dans un deuxième temps c’était parce qu’il était Selen, que l’idée la rendait déjà malade. Ses émois de jeune fille semblaient être toujours bien présents. Si l’expression ‘loin des yeux, loin du cœur’ pouvait parfois se vérifier, la distance et l’absence avait apaisé certaines flammes, mais ne les avaient vraisemblablement pas éteintes tout à fait. Et le feu reprenait vite, à en croire l’hostilité muette de Siam vis-à-vis d’une potentielle famille Sørensen. Elle était égoïste… mais soulagée d’entendre qu’il n’avait personne de plus dans sa vie qu’une nouvelle jeune âme à guider, et un frère manquant. Aussi baissa-t-elle un peu la tête, pour cacher un sourire satisfait, le cœur léger, tandis qu’il reprenait la parole. « Pour le reste... Ben. J'vis au jour le jour. On peut pas dire que je me prenne la tête... » Ce genre de vie lui allait bien, c’était un peu ce qu’ils avaient vécu ensemble même si cela ne lui avait pas convenu…

Ainsi, il semblait ne pas avoir réellement changé. Il était toujours ce Qilin un peu reclus, qui lui avait toujours semblé particulièrement gauche et inadapté à son époque et au peuple humain. Pour qui la solitude pouvait être une vertu, en raison du calme et de la sérénité qu’elle lui apportait toujours. Sans pour autant s’y contraindre, car Siam n’avait jamais vu quelqu’un de si attentif aux autres, même s’il ne savait parfois pas s’y prendre. Comme avec elle.  Mais on ne pouvait pas lui en vouloir, elle avait été une enfant difficile et une adolescente insupportable… sa précocité l’avait rendu ingérable, bourrée de complexes, de souffrances et d’incompréhensions. Incapable de s’exprimer autrement que par la rage, la colère… blessante, pour ne pas montrer ses propres failles. Il avait fait de son mieux, avec ce qu’il avait… et ses armes n’étaient sans doute pas suffisamment affûtées pour faire face à une Berserker supplantée par son alter-ego. Peu importait, car au final s’il ne l’avait pas réellement forgé et que la vie de Siam après le passage du Dragon s’était chargée de le faire, il avait contribué à sa réussite actuelle, en quelque sorte. Il avait sans doute permit qu’elle survive, maintienne sa tête hors de l’eau et ne se laisse pas couler. Bien qu’il l’ait également sans le savoir, beaucoup fait souffrir, contribuant à son besoin de s’éloigner de lui, quitte à vivre dans la rue des situations pires qu’exécrables. « Tu re-veux un peu de thé ? »

Siam s’était légèrement perdue dans ses pensées, essayant de faire un peu le tri dans son ressentit, ses désirs et ses sentiments. Mais tout était si confus… La question de Selen eut au moins le mérite de la faire revenir à la réalité, et distraitement elle sortit son téléphone pour vérifier l’heure. Et merde… il était si tard que ça ?

« Je te remercie, mais non … Il va falloir que je parte ! »

L’instant d’après, elle se levait déjà pour passer la bandouillère de son sac par-dessus sa tête.

« Non pas que je m’ennuie avec toi, mais… il se fait tard. » Une fois encore, elle crut rougir et enchaina rapidement en guise de justification. « J’ai un peu trop cogité avant de venir. Le coup du ‘je saute, je saute pas’ tu vois… et du coup, je risque d’être en retard pour le diner des pingouins. Et ils sont pas vraiment indulgents quand il s’agit de poissons j’te jure ! Je voudrais pas me faire écharper par un manchot… »

S’emmitouflant déjà dans l’écharpe en laine qui faisait presque deux fois sa taille, elle imita une sorte de … pendaison… ? Accompagné d’un drôle de bruit… semblable à un pneu qui crève, pour ensuite émettre un rire gêné qui se termina en gémissement plaintif devant sa propre stupidité. C’était quoi encore cette piètre tentative d’humour ratée ? Passer pour une conne devait vraiment être son but dans la vie, et Siam y faisait carrière sans forcer, pépère. Elle soupira un peu avant d’ajouter moins sottement :

« Bref, faut que j’file … » Un doigt en l’air en guise de ‘mais !’, elle adressa un sourire à Selen avant de sortir un morceau de papier sur lequel griffonner. « C’est mon numéro, on se revoit vite, ok ? »

Elle lui tendit rapidement le morceau de papier, non sans sourire d’avantage, comme une supplique muette pour qu’il accepte. Qu’il accepte, même si Siam savait pertinemment qu’il serait difficile de fréquenter Selen, qui la verrait sans doute toujours comme sa protégée. La gamine. Rien d’autre.