Un sourire amusé se forme sur le visage de l’homme qui s’occupe depuis quelques années de mes cadres photos. Il sait ce que je veux, ce qui me déplaît, comme les cadres trop larges, ou dorés, ni même argentés. Je vise sur du blanc, du noir, ou du marron et tout ça, il en a l’habitude. Les détails sont inutiles entre nous et nos entrevues sont généralement rapides. Cet homme est un professionnel, qui fait bien son travail, mais avec le temps, notre contact est devenu plus personnel aussi. Il connait Leah, a connaissance que notre relation, pourtant forte, n’a pas duré. Et surtout, il se doute du pourquoi, étant lui-même un être surnaturel, mais nous n’en avons jamais vraiment parlé. Je connais son avis là-dessus, qui ne diffère pas du mien : c’est dommage, nous formions un beau couple. C’est le cas, mais les choses sont plus compliquées qu’elles n’en ont l’air. « Pourquoi ce sourire ? » demandé-je, les sourcils froncés. Il s’agrandit, en me fixant des yeux, avant de reposer son attention sur les trois cadres qu’il me tend. « Je ne t’ai jamais vu photographier autant de pommes que maintenant. Une nouvelle lubie Jeremiah ? » C’est à mon tour de sourire. J’acquiesce d’un signe de tête, en reprenant les cadres soigneusement emballés. « C’est pour un client. C’est un fanatique de pommes, alors je m’amuse à les mettre en situation. » Mais même sans ça, je suis convaincu qu’il les prendrait quand même, tant ça le passionne et il est vrai que ça commence à me passionner moi aussi. Il y a quelques jours, je lui ai envoyé une photo d’une pomme en voyage, qui était en Grèce, mais qui est partie ailleurs à présent. J’ai moi-même éclaté de rire lorsque la pomme verte a été remplacée par une pomme rouge. Mon amie, hôtesse de l’air, s’est prise au jeu. Autant prendre plaisir à cette mise en scène. Je tends ma carte bancaire pour payer et lui fais un signe de la main pour le saluer, en poussant la porte vers la sortie, puis je sors mon portable au passage.

Bonjour. Une nouvelle commande est arrivée, tu peux venir la retirer chez moi si tu veux. Tu connais l’adresse. Préviens-moi si tu veux les retirer un autre jour, que je vois selon mes dispos. A+

Le message envoyé, je mets le tout dans la voiture et fais le trajet jusqu’à chez moi. C’est une petite maison qui ressemble plus à une cabane. J’ai préféré m’isoler dans Rockcliffe Park, plutôt qu’être dans le centre, bien que l’ambiance me manque souvent. C’est tout de même mieux en cas de crise passagère, mieux aussi pour l’ours qui peut trouver aisément sa nourriture près de la forêt, sans effrayer les passants. Mon mode de vie se calque plutôt sur le sien. Parfois, je me demande comment mon père a réussi à se foutre en l’air. Je ne suis pas sûr que mon autre soit d’accord avec cette idée et me laisse nous descendre sans rien faire. Je retire l’emballage et pose les cadres sur ma table basse, observant ces derniers. Je n’avais nullement besoin de vérifier et le travail donné m’en donne la preuve. Les cadres sont nets, le contour blanc autour d’une photo aussi. Ca ne pourra que lui convenir.

Kassim n'aimait pas l'étrange. Kassim avait du mal avec l'inattendu. Kassim tentait de comprendre l'inconnu, sans vraiment s'y laisser aller. Peut-être était-ce là une forme de protection qu'il tentait de mettre en place depuis toujours. Aussi, lorsque quelque chose de nouveau débarquait dans son existence, il mettait toujours un point d'honneur à avoir une certaine forme de contrôle dessus. Alors, quand il comprit que le type à qui il avait passé commande était sans un malade mental beaucoup trop extrême dans sa démarche, le stryge se dit que c'était à son tour de le surprendre. Jeremiah était un artiste doué, ça, il n'avait rien à dire. Ses natures-mortes trônaient dans son salon avec une certaine majesté, entre quelques tentures indiennes du plus bel effet. Cependant, l'homme avait eu... un comportement étrange dans sa compréhension de la commande. Un comportement qui avait d'abord fait s'interroger le stryge sur plusieurs points. Comment, déjà, était-il parvenu à photographier ces pommes ? Était-ce là de stupides montages ? Pourquoi rajoutait-il ces mots d'amours complètement idiots ? Est-ce qu'il avait perdu l'esprit ? Et surtout, surtout... Pourquoi diable faisait-il tout ça ?

Ils n'étaient pas suffisamment proche pour qu'il soit autorisé à se moquer du turque de la sorte, et le stryge était bien décidé à lui faire entendre. Quand il reçut le message, le stryge sauta sur l'occasion pour venir s'expliquer. Quelques heures plus tard et il se retrouva non loin de Rockcliffe Park. Il connaissait bien l'endroit, c'était pas faute de savoir que son père y vivait. Pas faute non plus d'y squatter de temps à autre quand l'autre n'y était pas...
Mais ce jour-là, il avait d'autres chats à fouetter. Ou plutôt, d'autres photographes. Sa garant près de la cabane, il écrasa sa cigarette sur le sol de la forêt naissante quand il sortit du véhicule, regardant l'habitation avec un certain dédain figé sur ses traits. Sans autre forme de procès, oubliant même de frapper à la porte, il entra et confronta le jeune berserker. Sa nature était loin d'être un mystère pour la sienne capable de détecter les autres races. Il n'en rencontrait pas souvent, et d'ailleurs, tant mieux : leur chair avait un goût atroce.

« Rhodes. »

Sa voix claqua comme un coup contre une joue d'enfant, tandis qu'il s'approcha de lui, ne se formalisant pas sur cette notion un peu désuète que l'on nommait « politesse ». D'une geste rapide, il sortit son téléphone d'une poche interne de sa veste de costard. Son doigt parcourut les registres de ses messages, et il grogna légèrement quand il aperçut ceux envoyés quelques temps plus tôt par le photographe. Ces foutus montages ridicules, il les braqua sous son nez, non sans une certaine agressivité. S'il y avait bien quelque chose que Kassim détestait, parmi toute la ribambelle de trucs qu'il n'aimait pas, c'était qu'on se paie sa tête.

« C'est quoi, ça ? On t'a jamais dit que t'étais un peu taré sur les bords ? »