Mais quelle mouche t'avait bien piquée ? Toi, Taylor Keegan, tu étais installée sur l'une des chaises hautes du Heart & Crown Irish Bar, seule. Les mains positionnées de part et d'autre de ta chope de bière, tu plonges ton regard dans le vide, sans vraiment prêter attention au monde qui t'entoure; à tous ces gens qui rient joyeusement, contents de se retrouver en ce jour de congé. Alexie n'est pas là pour t'accompagner cette fois-ci, parce qu'elle a mieux à faire; il fait chaud et ses nombreuses petites copines de la faculté de droit avaient envie d'aller faire du shopping; très peu pour toi. Oh tu aurais bien pu appeler Ezekiel à la rescousse, mais il doit sûrement dormir, après tout vous n'êtes pas du même monde... Les voix et le brouhaha font vibrer tes tympans, tu n'es plus habituée à tout cela, plus depuis que tu t'es installée dans ton cabinet, où seules les voix de tes patients viennent rompre le silence.

« S'il vous plaît, est-ce que je pourrais avoir l'addition ? Merci. »  

Oh tu ne comptes pas partir, en tout cas pas tout de suite, mais tu as toujours préféré pouvoir partir dès que l'envie t'y prenait; alors autant agir dans les règles, n'est-ce pas ? Tu reprends contenance une fois que le serveur s'éloigne de toi, scrutant alors très vite chacun des visages qui t'entoure. La plupart semblent joyeux, mais certains -comme toi- sont figés dans l'ombre, attendant que quelqu'un arrive, ou bien n'attendant justement plus rien de leur petite vie morose. Tu as toujours préféré la solitude, et s'il est étrange de te retrouver dans un pub un samedi après-midi, cela ne fait pas pour autant de toi une ivrogne ou une folle aux chats, non. En vérité tu es là pour arrêter de penser, parce que ton métier te fait déjà bien assez de choses à remuer, que ton corbeau interne te secoue un peu plus à chacune de tes angoisses, et que tu n'as pas vu Ezekiel depuis un petit moment déjà. Tu ne sais pas pourquoi mais tu le sens distant, il doit venir te parler d'ailleurs, ce soir.

« Ah, merci beaucoup. Tenez, voici. »  

Fidèle à toi-même, tu t'empresses de donner l'acompte au serveur, histoire d'être débarrassée de sa présence. Et si tes lèvres viennent rencontrer la chope encore fraîche de ta bière fruitée, tu ne t'attends absolument pas à ce que tes yeux ne se posent sur la redoutée chevelure verdoyante...

« Oh. Merde. »  

Kai t'a aperçu lui aussi, tu le sais puisqu'il t'adresse déjà de grands signes, un air malicieux accroché au visage.

« Manquait plus que ça... »  

Tu soupires, lui adressant un sourire crispé, pointant ta montre du doigt d'un air de dire « Désolée Kai, j'ai pas le temps pour que tu viennes m'humilier une énième fois dans un endroit public ! » Seulement, alors que tu t'empresses de plier bagage, l'homme te rattrape, son sourire figé dessiné à l'encre indélébile... ce qu'il peut être too much. Et toi ma pauvre Taylor, tu n'as plus qu'à te montrer polie et à hocher la tête en t'éclipsant discrètement...

Arrivé à ta hauteur, Kai ne relâche pas son sourire si agaçant. « Bonjour mademoiselle Keegan ! Qu'est-ce que vous faites seule ici ? » Tu t'éloignes un peu plus de la table alors qu'il s'y installe, tu es crispée et ne manque pas de lui faire savoir à travers un faux sourire entendu. « Bonjour Jung, j'allais justement partir. Quelle coïncidence, n'est-ce pas? » Ton sac à la main, tu pivotes sur tes talons, prête à déguerpir du bar au plus vite, seulement l'homme est tenace et ne compte pas en rester là. « Vous voulez déjà partir ? Pourtant nous venons tout juste de se croiser ! » Un pas, puis deux, tu tournes à peine le visage vers lui, tu n'as ni l'envie de parler, ni l'envie de subir ses remarques toujours plus déplacées que la couleur de ses cheveux. Seulement tu sens un métal froid s'emparer de ton poignet et tu te figes, faisant volte-face, les yeux écarquillés se posant sur la menotte que Kai vient de t'enfiler. « Voilà un problème de réglé ! » Son sourire se veut carnassier et tu te retiens bien fort de plonger sur lui pour l'étrangler de tes longs doigts de pianiste. « Mais qu'est-ce que vous fichez ? Donnez-moi la clé, Jung. » Tu l'observes durement alors qu'il semble se régaler de la scène qui se déroule sous ses yeux. Ta main frôle la sienne, tu détestes cette sensation, tu détestes perdre le contrôle et tu te concentres pour ne pas céder à tes instincts de Berserker; pas dans ce pub, pas à la vue de cet humain si pathétique qui ne trouve rien de mieux à faire de sa journée que de séquestrer une psychologue. Tu fermes les yeux quelques secondes, le temps de prendre une grande inspiration, de calmer tes nerfs et de relativiser quant à la situation actuelle.

Pourtant lorsque tes yeux se posent de nouveau sur l'homme, tu n'es toujours pas calmée; tu poses brutalement ton sac sur la chaise haute sur laquelle tu étais installée quelques minutes auparavant et tu ne relâches pas son regard un seul instant. « Je pensais que vous étiez juste un peu original, mais je songe réellement à vous offrir une thérapie curative. Relâchez-moi, sinon je crie, très fort.. » Tu bluffes bien évidemment car tu te veux discrète et distinguée, pourtant le sourcil de Kai reste en suspend, il n'en a pas fini avec toi et se permet même d'interpeller le serveur. Il plaisante avec lui en te désignant comme étant son esclave, il pouffe en commandant un verre et replonge son regard dans le tiens. « Bien joué, prévenir le serveur de vos manigances, c'est très malin. » Tu soupires désormais, car ta seule échappatoire vient misérablement de sombrer dans l'oubli. « Qu'est-ce que vous voulez au juste ? De la compagnie ? Une victime pour vos idées tordues ? Je pourrais porter plainte vous savez. Ou bien même vous tuer qui sait ? Ce n'est pas une paire de menotte qui m'en empêchera, sachez-le. » Tu es peu crédible dans ton rôle de serial killer, et pourtant c'est la stricte vérité, car tu pourrais tout à fait enclencher une transformation, là tout de suite, sous les yeux d'une dizaine de témoins. Pourtant Kai n'en sait rien et commence déjà à glousser devant tant d'effrontement de la part d'une jeune femme aussi propre sur elle que toi.  

Oh... tu sens bien que ta journée va être longue, et si tu plonges déjà ta main dans la poche de ta veste pour appeler Ezekiel à la rescousse, il te l'enlève aussitôt des mains, te prévenant cette-fois que tu lui appartiens pour la journée et que nul ne pourra t'arracher à ses griffes, parce qu'il a besoin de se divertir et d'enlever le balais qui trône royalement dans ton fessier d'angoissée. « Hey ! Rendez-moi mon téléphone espèce de taré ! C'est du vol ! » Tu sens ta peau frémir sous la sollicitation des plumes qui naissent peu à peu sous ton épiderme, elles sont là, prête à surgir au moindre signal de la part de ta matière grise, ton poul s'emballe et ta respiration se veut saccadée. Tu n'aimes pas Kai Jung, ça non, et s'il commence à jouer à ce petit jeu là avec toi, il risque malheureusement d'y perdre un peu plus que son temps.