Malgré nos différents récents, je n'ai pu me résoudre à m'abstenir de t'écrire cette dernière lettre. Si celle-ci t'importune, pardonnes mon ignorance, et s'il te sied de ne pas lire ces quelques lignes, je te prierais néanmoins d'en terminer ces pages, car elles contiennent bon nombre de secrets que je ne t'ai jamais révélés, et plus encore de faits dont je ne t'ai jamais parlé. Excuses mon audace et ma lâcheté de n'être pas venue te voir en personne, il m'était trop difficile de te faire de nouveau face pour tout te dévoiler. Si ma force t'a toujours semblée immense, saches pourtant, qu'elle est bien moindre lorsque l'on scrute avec plus d'attention mon âme éperdue.

Beaucoup d'énigmes pèsent sur mon existence, j'en suis consciente, car je ne trouvais guère le courage de t'avouer les milles vérités absurdes qui ont bercé ma vie. Et cent illusions ont fait cent rondes autour de moi, avant que je ne puisse accepter ce que le monde a souhaité pour moi. Si je ne t'ai jamais parlé de moi, c'est parce que bon nombre de faits furent difficiles à réaliser, et la compassion qu'ils pourraient susciter me dévore plus que la douleur d'y penser. Mais j'estime que tu as le droit de savoir qui fut celle qui hanta tes pas toutes ces années durant.

Lorsque j'étais humaine, bien que le souvenir de cette période est flou et terrible, j'étais esclave dans un village nordique, où les hommes ont assouvi sur moi tous les désirs noirs qu'ils gardaient pour eux. Certains furent doux et attentifs, mais la plupart étaient bien loin de là. La violence dont ils ont fait preuve a écorché mon myocarde, et m'a poussée à souhaiter la mort, que je priais chaque nuit, dans le silence. Celui qui faisait de moi son bétail fit de moi la mère de son enfant. Et c'est cet enfant qui me fit supporter la haine, l'injure, l'imposture que j'étais. C'était une petite fille aux yeux clairs, aux longs cheveux noirs, que je voyais comme un ange... Angelica. Elle était celle pour qui je me battrais jusqu'à la fin. Pendant des années, j'ai supporté encore, pour elle, pour nous. Mais lorsqu'ils voulurent faire d'elle leur jouet secondaire, je ne pus résister à la violence. Et ils me le firent payer milles fois.

J'ai attendu Angelica dans la Mort, comme j'ai attendu son fils après elle, et tous ses enfants. Je les ai tous attendu pour être la mère que je n'avais été que partiellement. Je vivais sans vraiment vivre, et je survivais pour, un jour, rencontrer celui ou celle qui trouverait l'éternité avec moi. Et ce quelqu'un... C'était toi. Lorsque je t'ai vue naître, tu as été l'évidence. Immédiatement, j'ai vu en toi cette enfant que j'avais moi-même mis au monde. J'ai posé une main sur ta poitrine, et tu y as posé ta paume, dans un sourire enfantin qui ne s'effacera jamais de ma mémoire. Je t'ai suivie toute ta vie, car tu étais l'âme que j'attendais de rencontrer. Mais mes désirs furent bien égoïstes, ou peut-être trop grands pour s'appliquer à ce que tu souhaitais. Je refusais de voir l'évidence de ton malheur, je ne pouvais te croire si peu heureuse, car je vouais mes jours à inverser ce sentiment. Et lorsque je t'ai vu tenter de te suicider, je n'ai pu que t'y pousser davantage...

Diane. C'est moi qui t'aie poussé à mourir. La gâchette se pressait contre ma tempe, mais c'est la tienne qui implosa. J'ai longuement pleuré sur ton cadavre ensanglanté. Car je ne pensais pas que tu survivrais. Je ne pensais pas que tu reviendrais. Pour la première fois depuis longtemps, j'avais tué pour délivrer. Mais ce ne fut qu'une prison plus infernale encore que je t'offris, sans même m'en rendre compte. Les premières années furent les plus belles, car j'étais si heureuse, enfin, de ne plus me sentir seule. D'être... Quelqu'un de bien, et quelqu'un que l'on aimait, sans avoir peur de le quitter un jour. Mais j'avais tord.

J'aurais dû t'apercevoir, au-delà de mon propre épanouissement. Et je ne t'ai contemplée que trop tard, alors que tu te berçais déjà dans les bras du chaos, et toutes ses représentations vivantes. Oui, je suis allée voir Mara. Oui, je lui ai fait du mal. Et je t'en ai également fait à toi. Pour cette raison, je m'en voudrais toute ma vie. Car je ne souhaitais créer une telle souffrance dans ce cœur qui appartient au mien. Je ne puis te demander pardon, car même si tu acceptais de me l'offrir, je n'en retirerais aucune satisfaction, ni aucun mérite. Je ne suis pas pardonnable, aucun de mes actes ne l'est. Je me condamne moi-même, car je n'ignore pas que tu ne pourras me punir suffisamment.

Je suis malade. Quelque chose, en moi, me pousse à devenir l'être que je suis désormais, et je ne peux lui échapper. Tu ne pourras désormais plus me trouver à l'Hôtel. Tu ne me retrouveras plus chez toi, ni chez Mara, ni même chez Wil. Tu ne me verras plus te suivre dans l'ombre d'une rue. Et lorsque l'établissement sera vendu, qu'il prendra le nom d'un autre, je te promets que tu n'entendras plus jamais parler de moi. Car si je t'ai poussée à la destruction, je ne mérite que l'errance éternelle, en silence, et solitaire. Ainsi, je m'en vais, et je te dis Adieux. Un jour, peut-être, nous recroiserons-nous aux confins de l'univers. Alors, j'espère, tu auras trouver ce que tu cherches, et j'aurais éloigné le démon.

N'oublies jamais que je t'ai aimée comme une mère.