Sa journée de travail avait été longue et plutôt éreintante. Monter les escaliers, les descendre, parler, toujours parler et encore parler...Lily commençait à avoir l'habitude de ces visites à l'Opéra Lyra, mais certaines journées pouvaient être plus longues que d'autres, le nombre de groupes pouvant être modifié en fonction des demandes. Enfin, tout cela était terminé pour la journée, et elle pouvait enfin se reposer dans un endroit au calme.

La bibliothèque publique d'Ottawa était l'endroit idéal pour cela. Pas trop bondée en soirée et s'étendant sur 4 étages, elle permettait aux âmes solitaires d'errer dans les allées à la recherche de quelqu'ouvrage digne d'intérêt.  Et une fois celui-ci trouvé, de le lire en pouvant être sûr de ne pas être dérangé.

Lily aimait cet endroit depuis qu'elle l'avait découvert quelques jours après son arrivée au Canada. Avant d'avoir emménagé dans le studio qu'elle partageait avec sa colocataire Erin O'Connel, elle considérait cet endroit comme le plus proche de la définition du "Home sweet home".  Ici, nul besoin de Lithium. Elle se sentait elle-même. Du moins, celle qu'elle aurait dû être si Debbie et elle étaient parvenues à s'échapper...

Mais il était trop tard. Elles étaient vengées, et la la vie continuait. Ici, tout allait bien. Elle pouvait oublier. Du moins, elle pouvait essayer.

Faisant courir ses doigts sur les tranches des livres bien ordonnés sur les étagères, Lily cherchait distraitement quelque chose qui pourrait l'intéresser.

Mais qu'est-ce qui pourrait bien être capable d'éveiller sa curiosité ce soir là?

À errer sans but en parcourant des yeux les couvertures d'un air distrait, elle s'était retrouvée dans la section dédiée aux grands classiques. N'importe qui aurait pu penser qu'elle cherchait Poe et Baudelaire, en particulier...Les gens avaient de ces préjugés! Mais il n'en était rien. La jeune femme ignorait ce qu'elle cherchait.

Proches de la section des romans pour adolescents, Lily savait par expérience que ces allées se trouvaient complètement désertées en soirée, les lecteurs habituels ayant des familles à rejoindre et tous les étudiants,  jeunes souvent obligés de lire ces ouvrages pour des mémoires et exposés, ayant déjà regagné leurs chambrettes...Ou étant partis danser.

Danser, boire, rencontrer des gens...Que ces "jeunes" étaient des personnes étranges...Pourquoi chercher ailleurs un danger qui se trouvait parfois plus proche qu'on ne pouvait le penser? Et si elle en croyait les journaux, il se pouvait que les choses soient pire...
Elle-même aurait pu subir pire...
Mais penser au pire ne fait pas disparaître les cicatrices.

Elle ralentit le pas avant de s'arrêter devant une étagère de livres dont le nom des auteurs commençait par la lettre "L". Qu'allait-elle bien pouvoir trouver ici? Ses doigts immaculés, si l'on ne comptait pas le sang métaphorique qui les souillaient toujours, parcourent une dernière fois les cotes jusqu'au moment oú ils croisèrent les trois lettres "LER".
Elle tira délicatement le livre à elle avant d'en lire le titre sur la couverture, et ce, sans préter grande attention à l'homme qui se trouvait dans l'ombre de l'autre côté de l'étagère. Ses yeux, semblables aux siens, avaient croisé son regard une fraction de secondes durant. Mais qu'importaient. Elle était trop acaparée par ce qu'elle faisait.

Le fantôme de l'opéra de Gaston Leroux. Un sourire en coin fit une apparition furtive sur son visage. Il faisait partie des livres qu'elle et Debbie empruntaient à la bibliothèque du collège pour se changer les idées. De quoi parlait-il déjà? D'un pauvre bougre à l'hideuse figure amoureux d'une jolie cantatrice. Pour lui plaire, il aurait décroché la lune, mais un rival se dressait sur son chemin...

Tout le reste était flou. L'envie d'emprunter ce livre n'attendit pasune seconde de plus. Il le lui fallait. Quelle ironie tout de même! Tomber sur ce livre peu après avoir décroché un job dans un opéra!

Elle fait un pas en arrière et s'apprête à partir lorsqu'elle remarque non loin de sa position un homme en pleine exploration des rayonnages.
Elle n'était donc pas seule...Quelle importance. Elle allait partir et comme Erin travaillait de nuits, elle aurait l'appartement pour elle toute seule durant quelques heures. Elle pourrait lire en paix.

Mais avant qu'elle n'ait pu faire un pas, l'homme se détourna des livres et s'adressa à elle, lui demandant si elle n'était pas la femme de l'opéra.

Ses mains étaient rentrées à l'intérieur de ses poches, poches d'un costume trois-pièces dont l'élégance suscita en Lily une légère curiosité. Qui prenait encore la peine en cette heure de s'habiller comme un PDG? Etrangement, elle aurait eu de la peine à imaginer cet homme vêtu autrement, car tout en lui se mariait parfaitement avec ce style plutôt rare.
Grand, très grand mème, yeux bleus et cheveux auburn, aucun détail ne jurait avec sa tenue. Un très bel homme d'après des critères tout à fait objectifs.

Il lui disait quelque chose...L'aurait-elle déja rencontré? D'après ses dires, c'était probable. Mais elle voyait tant de têtes au Lyra qu'elle l'avait probablement oublié. Quelle importance de toute façon. Mis à part Erin, elle ne comptait pas vraiment se faire des amis à Ottawa. Ni là, ni nulle part ailleurs.
Pour répondre à sa question, elle hocha la tête positivement.

-Nous serions-nous déjà rencontrés? Lui demanda-t-elle également en faisant un pas discret en arrière. Pardonnez-moi, je n'en ai pas le souvenir. C'est que je vois tellement de têtes toute la journée...

Ses yeux avaient du mal à se fixer. Il fallait qu'elle rentre à présent...Mais une conversation venait tout juste de s'entamer. Que faire alors? Que faire?

Il n'insista pas plus. Quoiqu'il lui fit quelque compliments avant de prendre congé. Son visage, ses choix en matière de lecture...Pourquoi?
Ces neuf dernières années passées hors du monde avaient peut-être corrompu son jugement, mais elle aurait juré que les hommes de l'extérieur ne complimentaient jamais sans raison. Mais ils pouvaient aussi tenter de prendre sans rien demander.

Il n'avait rien demandé et n'avait pas non plus tenté quoi que ce soit. Il s'était juste montré poli, très poli avant de s'éloigner.
Et elle avait fait de même. Elle était descendu quelques étages plus bas afin d'emprunter le livre trouvé un peu par hasard. Celui que l'homme avait repéré au creux de ses bras.

Une fois que ce fut fait, elle ouvrit la porte de l'établissement et s'apprêtait à cheminer dans la nuit éclairée par les lampadaires environnants. Direction, son petit foyer de Sandy Hill où elle serait seule. Seule, et tranquille.

Mais elle n'eut pas le temps de mettre un pied dehors. Une voix grave l'interpella depuis l'intérieur et son poignet fut entraîné en arrière, provoquant chez Lily un déséquilibre. Trébuchant, elle se retrouva plaqué contre le torse d'un homme la dominant de près d'une trentaine de centimètres.

-Comment...

Osez-vous, s'apprêtait-elle à lui jeter à la figure quand elle elle entendit à l'extérieur le bruit d'une balle. En effet, un projectile venait juste de terminer sa course à l'intérieur d'un lampadaire qui gémissait de douleur...

Une balle. Des armes. Comme celle qu'elle avait employé pour mettre définitivement fin à son calvaire ainsi qu'à celui que vivait sa sœur dans l'autre monde. Une arme identique à celle que son père avait employé toute sa vie durant afin de soumettre le monde à son autorité. Autorité qui lui avait donné crédit lorsqu'ils l'avaient accusée...

Non, pensa la jeune femme dont les mains commençaient à trembler. Pas maintenant.
Mais elle eut beau serrer les poings, ceux-ci se recroquevillèrent encore plus. Non pas pour l’arrêter, mais pour qu'elle se laisse aller à ces monstrueuses pulsions qui avaient déjà fait tant de dégâts.

Elle avait besoin de ses médocs. Il les lui fallait, ou elle risquait de perdre le contrôle. Mais il fallait d'abord que ce type la lâche. Qui était-il, d'ailleurs?
Levant le nez,elle eut sa réponse.
-Vous? S'étonna-t-elle.

Une seconde détonation retentit, ce qui agita de nouveau les globules rouges à l'intérieur de ses veines. Elle essayait d'atteindre son sac, mais ses mains étaient crispée...Et l'homme ne semblait pas vouloir la libérer.
Arguant juste qu'il fallait filer, il l'entraîna sans même lui demander son approbation dans une ruelle toute proche.

Jetant un coup d’œil derrière alors qu'il la tirait par le poignet, elle vit des hommes dans l'ombre de la nuit. Sa rage augmenta encore. Ses dents se serrèrent.
Elle voulait les éliminer, et peut importait si ils étaient armés. Elle ne les craignait pas.

-Lâchez-moi! FIt-elle en grognant presque à l'adresse de l'homme qui l'entraînait toujours. Lâchez-moi, je vais les dérouiller!

Elle freinait des deux pieds sans lâcher des yeux ses deux cibles. Elle ne pensait plus au Lithium. Tout ce qu'il lui fallait, c'était éliminer ces enfoirés.

Les éliminer. Les éliminer tous.  Ce furent là ses dernières pensées avant de sombrer. L'homme la plaquait contre le mur d'une ruelle en faisant pression sur ses épaules avec une puissance extraordinaire. Personne durant ces 9 dernières années n'était jamais parvenu à lui résister tant  sa force de multipliait durant ses soudains accès de rage. Personne...A part lui.

-Ne bouge pas, lui disait-il. Ne m’oblige pas à t’assommer. Ils ont des armes à feu et ils sont au moins trois. Ta pauvre chair n'y résistera pas, ne surestime pas tes réflexes.
-Qu'est-ce que j'en ai à foutre? Je vais les envoyer en enfer! éructa-t-elle en essayant de le repousser tant bien que mal. Il faut...Que je les envoie...Ils ne pourront plus continuer...Ils ne continueront plus....Je...

Elle n'eut pas l'occasion de poursuivre. L'une des mains de l'homme venait de quitter son épaule pour rejoindre sa nuque, et d'une simple pression, il mit fin au cauchemar pour la faire entrer dans un nouveau.
Tout était sombre et elle se trouvait au sol dans une pièce meublée sans prétention.  Un salon, au vu de la télé et du canapé. Son salon. Celui dans lequel sa vie avait basculé. Celui dans lequel celle de sa sœur s'était achevée.
Debbie se trouvait recroquevillée sur le sol, mais elle était séparée de Lily par deux personnes. Deux adultes. Ceux qu'elle avait durant quinze ans appelé père et mère.

L'homme attrapa la pauvre enfant par la gorge sans cesser de l'invectiver, et la femme lui attrapa violemment le bras, ajoutant encore au supplice. Lily ne pouvait se relever. Elle n'en sentait plus la force. Elle voulait hurler, mais sa voix se perdait au milieu des deux autres bien plus puissantes. Que pouvait-elle faire? Elle avait essayé, elle le savait. Elle avait essayé de les éloigner, mais tout ce que cela avait été donné était un coup qui l'avait envoyée valser contre l'un des murs de la pièce. Elle ne savait pas si elle avait quelque chose de cassé. Elle ne sentait plus rien, hormis le désespoir qui envahissait tout son être.
Elle ne parvint pas à se relever.
Mais elle se réveilla.
Allongée quelque part dans un lieu plutôt froid.
Quand elle ouvrit les eux, la première chose qu'elle vit fut un haut plafond pourvu de voûtes.
Était-ce une église? Penchant la tête en direction du chœur, elle remarqua
l'autel ainsi que le crucifix caractéristique.
Oui. Il s'agissait bien d'une église...Mais que faisait-elle ici? Elle ne se souvenait pas y être entré...Comment avait-elle atterri sur ce banc?
Fixant le Fils de l'Homme accroché sur sa croix, la jeune femme tenta de se remémorer les événements ayant précédé sa perte de connaissance.

Elle se souvint s'être rendue à la bibliothèque. D'avoir parcouru ses rayons pendant un certain temps avant de finalement trouver un livre intéressant.
Posant une main sur le sac qui pendait de son épaule à son côté, elle sut que c'était vrai. C'était à l'intérieur que celui-ci se trouvait. Elle l'avait rangé après l'avoir emprunté.
Mais un élément la chiffonna . Lorsqu'elle avait trouvé le livre, elle n'était pas seule.
Le visage de l'homme prenant forme en son esprit,la suite des événements ne tarda pas à lui revenir en mémoire. La fusillade, la perte de contrôle...Et cet homme de nouveau.

Les yeux écarquillés, elle se redressa soudainement, et percevant une présence dans son dos, se retourna.
L'homme était toujours là et, l'ayant vu s'agiter, posait sur elle son regard de glace.