Même si sa vie n'avait pas été un long fleuve tranquille, même si la souffrance avait asservi ses sens à une déchéance sans limite, Heathcliff n'avait jamais succombé à l'appel du Mal. Il mettait un point d'honneur, illustre Lord de la couronne britannique, a avoir une moralité irréprochable, tout du moins concernant le respect des lois. Si sa débauche le menait à explorer les vices les plus viles qui démantèlent l'esprit sain pour le laisser se rouler dans la fange et le stupre, il n'avait pour autant jamais céder à l'appel maléfique d'autres corruptions. Et c'était ce que lui proposait le Stryge face à lui. L'Alchimiste dont l'esprit était encore esclave des vapeurs d'alcool, ne parvenait pas à réfléchir correctement, mais il savait que la proposition de l'homme était alléchante. Tout autant qu'il lui était presque impossible d'y céder. Comme si, tout au fond de lui, il restait un rempart invisible mais infranchissable, qui l'obligeait à rester sur le droit chemin. Et pourtant. Pourtant l'avocat lui offrait l'immortalité. C'était un présent de prix, qui méritait surement bien plus que quelques faux témoignages devant un tribunal. Et malgré son état d'ébriété avancée, Heathcliff se doutait que ça ne puisse être aussi simple. Il tique, laissant sa bouche se fendre d'un drôle de rictus.

"J'dois pas être assez bourré pour croire à tes salades. J'suis plutôt sur qu'quand on a l'éternité pour soi, qu'on s'nourrit en vidant des gens d'leur sang, on en a rien a branlé d'gagner ou d'perdre un procès. Alors soit t'as vraiment b'soin d'moi pour un truc qu't'as pas encore dit, soit tu te fous d'ma gueule !"

Son phrasé était approximatif, comme sa réflexion, mais l'idée était là. Le Stryge se fichait de lui, il en aurait mis sa tête à couper. Et il n'aimait pas ça. Sa gorge le brûlait des résidus de bile qu'il déglutit difficilement. Comme il devait être pathétique, ivre mort dans ce bar glauque, à supprimer l'immortel en face de lui, de lui épargner l'inéluctable, de lui offrir la vie éternelle. Comme le succube se damnant face au vampire pour appeler sa clémence. Mais Heathcliff était prisonnier de son angoisse mortifère. Elle était vitale pour lui, essentielle pour qu'il avance, pour qu'il peigne, pour qu'il se lève chaque matin. C'était comme une quête qui le définissait, un combat contre la montre qui faisait out de lui. Que deviendrait-il, s'il n'avait plus cette peur viscérale pour le pousser à exister ? Que serait sa vie, si elle était un acquis inaliénable que rien ne pourrait lui enlever ? Serait-il seulement prêt aux sacrifices inhérents à la condition de Stryge ? Il n'était pas en état de répondre à ses questions, encore moins de se les poser. Mais son intuition le poussait à se méfier. Pour la première fois de la soirée, il voyait le prédateur en face de lui, et il avait peur. Peur de ce dont il était capable. Peur de devenir comme lui.

"J'suis pas sur qu'ce que tu m'proposes soit franchement une bonne idée. Qu'est c'qui m'prouve qu'tu vas pas juste m'vider comme un porc et m'laisser crever là ? Qu'est-c'qui m'prouve qu'tu tiendrais ta parole ? J'peux pas croire un type qu'avoue faire tout c'qu'il peut pour gagner, coûte que coûte. Parc'qu'là, tu gagnerais quoi, hun ?"

Même si ce n'est pas une bonne idée, il prend le shot d'alcool devant lui et le finit d'une traite.

"Bah moi j'vais t'y dire. Rien. Tu gagnerais rien du tout !"